Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire

    Petite histoire pour Célia, Daphné et Alexandre

Les Zippopoches

je fais du son pour avoir du sens


      "Nous n’héritons pas la terre de nos parents,
      nous l’empruntons à nos enfants."
      (proverbe indien)


Quand on arrive le dimanche matin dans une de ces villes d’aujourd’hui, on ne voit dans les rues que quelques vieilles qui font faire le tour du caniveau à leur chien. On apprit donc ce jour-là aux informations que, profitant de la fièvre du samedi soir qui fait le silence des dimanches matins, des inconnus s’étaient introduits dans la cage du dernier couple de zippopoches encore vivant. Sans doute, d’après des voyageurs, un couple de zippopoches avait bien été aperçu récemment dans les montagnes du Tibet, sur le Toit du monde, mais la femelle avait malencontreusement glissé sur une tuile faîtière et s’était fracassé la colonne en chutant dans cette vallée de larmes où vivent les humains. C’est dire que, l’avant-dernière femelle ayant déjà rendu l’âme, ce qui venait de se passer au Zoo de Vincennes était d’une gravité gravissime. L’enquête, diligentée par la Police des Pelisses, avait permis d’établir que les bandits s’étaient laissés enfermer dans l’ascenseur flambant neuf du fameux rocher qui venait d’être réouvert au public et qu’à partir du belvédère du premier étage, ils avaient déroulé une corde jusqu’à l’enclos des zippopoches. Le spectacle était affligeant. Les zippopoches avaient été dépouillés sur place et gisaient là, pitoyables et nus comme des zèbres à qui on aurait retiré leur pyjama, fendant le cœur de tous les amis des zippopoches qui, alertés par le président de l’association des amis des zippopoches, étaient venus pleurer sur la dépouille des deux animaux. Entre deux imprécations de youyous et de jaculations funèbres, se tordant les mains et s’arrachant les cheveux de désespoir, ils se répandaient en lamentations et se concertaient sur la conduite à tenir. Certains parlaient de prélever les graines de zippopoches pendant qu’elles étaient encore chaudes et de les confier à un laboratoire, d’autres juraient que la vie ne valait plus la peine d’être vécue maintenant que les zippopoches avaient disparu de la surface de la terre... C’était la peau des zippopoches qui intéressait les bandits.

Qu’avait-elle donc de si extraordinaire cette peau de zippopoche pour pousser des humains à ce crime insensé : faire disparaître définitivement de la planète une espèce de la collection dont ils font eux-mêmes partie. Car nous avons beau nous croire et nous proclamer supérieurs aux animaux, ces cousins dont les formes et dont les expressions émerveillent tant les yeux des petits enfants, quelque chose nous dit qu’ils nous surclassent - et d’abord parce qu’ils nous ignorent superbement avec nos fastes, nos bas de laine et nos légions d’honneur. Si l’animal n’existait pas, a dit un sage, l’homme serait encore plus énigmatique à lui-même. Ah oui ! ce qu’on peut se rincer l’œil en regardant toutes ces curieuses bestioles qui, comme nous, ont un nez ou un bec au milieu de la figure, une ou plusieurs paires de pattes, des têtes à coucher dehors avec un billet de logement et des tenues achetées au décrochez-moi ça... Mais ce qui est vraiment sympa avec les animaux, c’est qu’ils sont comme ils sont. A fleur de peau. Les humains, eux, qui sont à peu près tous faits sur le même modèle, on ne sait jamais trop sur quel pied danser avec ces hypocrites, tellement ils peuvent se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, dressés sur leurs ergots ou rampants comme des couleuvres, bavards comme des pies ou prétentieux comme des paons... Rien de tel avec les animaux. Leurs états d’âme sont écrits sur leur figure et ils sont incapables de vous dire autre chose que ce qu’ils ont sur le cœur. Le tigre, par exemple. Ce benêt passe le plus clair de ses journées à se frotter les joues sur les troncs d’arbre qui marquent les limites de sa carrée de cinquante kilomètres, à s’y faire les griffes et à faire pipi dessus. C’est tout juste s’il sait qu’il a des enfants. Mais ça n’est pas ce qu’on lui demande, d’avoir la fibre paternelle. On le remercie d’être un gros chat - plutôt maladroit d’ailleurs : il manque son coup dix-neuf fois sur vingt et ne jeûne pas que le vendredi et il est tellement courageux qu'il n'attaque que de dos (c'est pourquoi les forestiers indiens travaillent en s'attachant un visage en carton derrière la tête quand ils savent qu'il y a un tigre dans le coin) : on ne lui demande pas, non plus, d'avoir l'audace de regarder son bifteck droit dans les yeux - capable de broyer d’un coup de dent la tête d’une chèvre et de sauter sur vos genoux en ronronnant pour vous faire un câlin. Les animaux sont comme le registre sur pattes de nos expressions et de nos sentiments.

C’est pour de bestialement humaines raisons, hélas ! que nos amies les bêtes sont exterminées. J’ai lu dans un livre très sérieux que si le tigre est en voie d’extinction, c’est parce que les humains croient que les différentes parties de son corps peuvent guérir à peu près toutes les maladies. Ses testicules sont supposées guérir la tuberculose, sa peau les maladies mentales, sa graisse les vomissements, sa chair les maux d’estomac et le paludisme, sa cervelle les boutons et la paresse, sa truffe l’épilepsie, ses dents la rage et l’asthme, ses moustaches les maux de dents, son sang la faiblesse de constitution, ses calculs rénaux la débilité, sa queue les maladies de peau... Ainsi encore, c’est parce que la corne du rhinocéros est supposée contenir, parce qu’elle est taillée comme une corne à contenir la poudre, une drogue qui guérit du mal de vivre que ces malheureux pachydermes sont chassés sans pitié. C’est parce que l’huile de baleine permet d’éclairer la lanterne des sots que le nombre de ces pacifiques géants des mers est aujourd’hui inversement proportionnel à celui des imbéciles. C’est parce que la trompe de l’éléphant permet de siphonner les caisses de l’État que ces bons gros plumeurs de feuilles doivent maintenant se cacher des ministres et des présidents...

C’est drôle, les humains, eux qui sont nés sans fourrure et sans griffes et qui se veulent, parce qu’ils ont appris l’orthographe et savent compter sur leurs doigts, les maîtres de la création rêvent des peaux de bêtes comme du paradis. Se glisser dans une peau d’animal semble être à la fois le comble de la volupté et de la réussite sociale. A part celle des pachydermes, dont on ils ne peuvent faire que des boucliers, ils font pelure d’à peu près tout... il paraît même qu’on fait des manteaux avec des peaux de taupe. Bien sûr, les peaux les plus prisées sont les plus soyeuses, celles qui sont qui aussi douces qu’une maman contre laquelle on se blottit quand on a une frayeur ou un chagrin. Je ne sais pourquoi, ces refuges de tendresse appartiennent souvent aux animaux les plus féroces - ou réputés tels..., n’est-ce pas mon petit lapin ? La fourrure, cette peau qui change d’animal et dont l’odeur fauve inspire parfois de sourds grognements à nos compagnons d’appartement, quand ils ne les mettent pas en feu, c’est peut-être aussi une ivresse qui sert à oublier ses malheurs et qui donne de l’amour à ceux qui n’en ont pas.

La peau, c’est tout. C’est le vif du vif. C’est la prunelle des yeux, c’est le tympan sur lequel rebondissent toutes les émotions. C’est le satin des draps, le paradis des enfouissements. C’est un tartan avec ses poils chauffants, érectiles, tactiles, urticants. C’est une cuirasse où se conservent les cicatrices de la vie, le martyrologe de nos blessures d’amour-propre et le paradis secret où s’embaument nos enchantements. C’est de la chair de poule d’aisselle et de voûte plantaire, de la chatouille à se pâmer, c’est le nirvana des câlins. C’est de la main baladeuse d’ornithorynque qui, ne voyant rien dans l’eau, tâte et repère son quatre heures en fouillant le sable et les graviers avec ses pattes. C’est de la peau de banc de poisson, avec sa ligne latérale qui cille au moindre mouvement de l’eau et qui fait les publics si consonants. Rougissant, pâlissant, reluisant ou ternissant selon l’humeur, la peau, c’est un puits à fleur de peau, c’est la carte d’identité infalsifiable de ce que nous sommes.

Connaissez-vous l’histoire de la peau de chagrin ? C’était, dit-on, une peau extraordinaire qui permettait à son détenteur de réaliser tous ses désirs. Seulement voilà ! cette peau magique rétrécissait au fur et à mesure de la réalisation des souhaits qu’elle permettait d’exaucer et la durée de vie de son propriétaire diminuait d’autant. Ayant la possibilité de satisfaire toutes ses convoitises et flambant par tous les bouts, le malheureux ne faisait évidemment pas long feu. Pourtant, la plupart des hommes auraient vendu leur âme pour disposer de cette peau magique, tant le désir de posséder dans l’instant nous rend aveugles aux conséquences. On donnerait n’importe quoi quelquefois pour avoir le carambar ou le plat de lentilles de son petit frère. Vous connaissez sans doute aussi l’histoire, de la même veine, de ce couple de malheureux ayant trouvé une lampe magique qui se met à leur parler en leur expliquant qu’elle va leur permettre d’exaucer trois vœux, quels qu’ils soient, mais seulement trois. “Ah ! comme j’aimerais avoir un chapelet de saucisses !” s’exclame alors le mari. Aussitôt un chapelet de saucisses apparaît sur la table de la cuisine. “- Imbécile ! se met à vitupérer la femme, tu viens de gaspiller un vœu pour de vulgaires saucisses ! Tu mériterais de voir ces saucisses attachées au bout de ton nez !” Aussitôt, le chapelet de saucisses vient se fixer au bout du nez du mari. Vous devinez, bien sûr, à quoi a servi le troisième vœu. A détacher ce ridicule chapelet de saucisses du nez du malheureux mari... Une autre vieille fable raconte que les habitants de l’île de Lesbos, ayant introduit le lièvre sur leur île en croyant bien faire et ayant eu toutes les peines du monde à s’en débarrasser, tant il causait de dégâts aux cultures et aux jardins, en firent une constellation du ciel austral en guise d’avertissement aux hommes qu’il n’est rien de si désirable qui ne cause ensuite davantage d’affliction que de plaisir. Mais de quel animal provenait cette étonnante peau de chagrin dont je parlais ? Personne ne le sait vraiment. Mais ce que ces histoires naïves nous apprennent avec certitude, c’est que, comme ces gens qui gagnent au loto, souvent plus malheureux après qu’avant, ce sont les insatisfactions qui font vivre et les jouissances qui font mourir...

Toujours est-il qu’une peau magique, une peau de chagrin, c’est une sorte de télécommande, de “Sésame ouvre toi !” (comme dans l’histoire d’Alibaba), de Marie-couche-toi-là, de poudre de perlimpinpin qui permet d’obtenir tout ce qu’on veut. Or, qu’est-ce qui nous permet de posséder tout ce que nous désirons, d’acheter des gâteries, des glaces à la pistache (moustache !), la conscience des juges, l’appui des politiciens ? d’avoir veaux, vaches, cochons, couvées ? L’argent évidemment ! Ces billets bien craquants qui mettent le monde à vos pieds. Vous savez, bien sûr, que les billets de banque sont en réalité faits, non pas en vulgaire papier, bien entendu, mais en peau de bête (d’ailleurs, quand on regarde un billet par transparence on aperçoit encore les veines qui irriguaient la peau de l’animal) et que c’est pour cette raison qu’ils permettent d’acheter tout ce qu’on veut. Les billets ne sont pas faits, non plus, c’est évident, de simples peaux de bique ou d’ordinaires peaux de vache dans lesquelles on les taillerait comme des semelles de chaussure. Non, les billets sont faits avec la peau d’un animal dont l’envie et la rareté font la valeur. Si l’on trouvait les billets sous le sabot d’un âne, ils ne serviraient évidemment pas à se payer tout ce qu’on veut. Et si tous les billets n’ont pas la même valeur et ne sont pas tous de la même couleur, c’est bien sûr fonction de la valeur et de la couleur de la peau de l’animal dont ils proviennent.

Et les zippopoches dans tout ça ? Comme vous le savez sans doute - et comme leur nom l’indique d’ailleurs -, les zippopoches avaient une peau à fermeture éclair qu’ils pouvaient enfiler dans un sens ou dans l’autre, côté hiver et côté été. Eh bien, le malheur des zippopoches, comme celui du rhinocéros dont la corne est supposée armer les faibles, c’était bien entendu leur fermeture éclair : on croyait que les portefeuilles en zippopoches, parce que la peau du zippopoche avec sa fermeture éclair ressemble à un porte-monnaie, attiraient l’argent par magie. Une peau de peau, en quelque sorte. Malgré l’interdiction qui pesait sur le commerce de la peau de zippopoche, la demande était telle et la vente d’une peau de zippopoche rapportait tellement que le braconnage avait presque fait disparaître l’espèce. Cette croyance dans la vertu du zippopoche était si vivace que, même au zoo de Vincennes, l’enclos des zippopoches était plein de pièces que les visiteurs jetaient pour s’attirer les faveurs de Dame Fortune.

Quand toute la ville dormait, la Reine des peaux veillait dans son écorcherie. Ce quartier était autrefois peuplé d’artisans, tanneurs, mégisseurs, empailleurs, cordonniers, fourreurs dont les ateliers et les boutiques animaient la vie du faubourg. Ces artisans se mariaient tous dans la profession, car disait-on, leur odeur était insupportable à tout autre qu’eux-mêmes. La Reine des peaux avait racheté les dépouilles de ces fonds de commerce qui vivotaient de l’équarissage pour en faire l’affaire la plus juteuse de la ville. Toutes les peaux du monde arrivaient maintenant chez la Reine des peaux : le castor d’Oulan-Bator, le coyote de Mayotte, les zibelines des Yvelines, l’ours fuligineux de la Forêt Noire, celui qu’on ne rencontre qu’au clair de lune, le chinchilla du Venezuela... Le Grand Écorcheur, son second, dirigeait les peaux qui n’arrivaient pas vivantes vers l’atelier de conditionnement. Elles trempaient dans d’immenses bacs de diverses saumures répartis tout au long des galeries et répandaient une odeur épouvantable d’ammoniaque, de musc et de purin qui vous emportait les yeux et les poumons. Enveloppée dans un nuage de parfum à couper au couteau, la Reine des peaux, un mouchoir sur le nez, surveillait les opérations du haut la passerelle qui enjambait l’atelier, son porte-voix dans l’autre main et son renard autour du cou. Elle criait en sortant les yeux de la tête quand un ouvrier laissait échapper ou marchait sur une de ses précieuses pelisses :
- Triple buse ! criait-elle. Espèce d’empaillé ! Qu’on l’écorche tout vif ! Disparais de ma vue, animal !
Et le malheureux disparaissait, terrorisé, trop heureux d’avoir sauvé sa peau. Dans les effluves et la fumée des cuves de macération, sa voix perçante avait un caractère diabolique. Quand elle n’était pas dans ses caves puantes et mal ventilées, la Reine des peaux avait sa retraite dans la partie haute de la ville, là où les rentiers cultivaient leurs roses et leurs orchidées, dans une villa néo-Art déco construite à son excentricité. C’est là qu’elle conservait, dans sa chambre froide, exposées à l’haleine climatisée de projecteurs appropriés, les plus belles dépouilles de la guerre qu’elle menait contre les espèces.

Que veut l’amateur de peaux ? Il veut de la sensation bien sûr et le marchand de peaux, lui, il en veut à revendre puisque tout le monde en veut, sans se soucier que, pour avoir des peaux et toujours plus de peaux, il faut écorcher les animaux jusqu’au dernier. Tous les humains possèdent les mêmes sens pour faire face au programme de la vie. Ils triment sans répit, se crèvent la peau et n’ont guère de plaisirs que les jours de noce ou de carnaval. Mais certains, sans doute plus avides ou plus impétueux, ou plus habiles, arrivent à tirer davantage que le commun et à faire la peau des autres. Ceux-là se font marchands de peaux. Cela a probablement commencé quand on a exempté de corvée les hommes qui disaient s’entretenir avec les esprits et qui étaient en mesure de garantir aux vivants la protection des trépassés. Car c’est les ancêtres, croyait-on, qui, des profondeurs de la terre, ressuscitaient chaque année avec le grain et dispensaient les récoltes aux humains. C’est pourquoi les objets précieux, les dents, les ivoires et les bijoux – les peaux – sur lesquels l’homme avait exercé son art devinrent les sceaux des prêtres. Puis des chefs de meute, organisant les razzias dans les trésors liturgiques de leurs voisins taillèrent les premiers empires à leur dévotion. Enfin, les marchands de peaux, derniers-nés des écorcheurs, exerçant leur office au carré sur la douleur invisible contenue dans les produits du travail et de la peine de ceux qui ont épuisé leur destinée à gratter, à planter, à sarcler, à moissonner, à tisser, à coudre, à construire, à inventer prirent le pouvoir à leur tour. Le règne des tanneurs, trappeurs du labeur de leurs frères, commença. Ce qui distingue donc les humains, bien qu’ils soient tous taillés sur le même patron, c’est la capacité que la possession de peaux donne aux plus avides, ou aux mieux placés, de produire de l’inégalité avec leur semblable, de lui arracher tout vif la peau sur le corps et de contribuer à peler la planète sans se soucier du lendemain faisant, pour leur bonheur d’écorcheurs d’aujourd’hui, le malheur des hommes de demain.

La Reine des Peaux était une véritable folle des billets de peau. Elle aurait montré ses fesses à la terre entière si cela avait pu lui rapporter des dollars, ces peaux vertes dont l’épidémie s’est répandue sur la planète. “J’aurai ta peau ! je te ferai la peau !” jurait-elle du seul animal qui avait échappé à son appétit, le dernier couple de zippopoches connu du zoo de Vincennes. Ses sbires, leur forfait commis, rapportèrent donc les peaux de zippopoches à la Reine des Peaux, enveloppées dans les housses qu’on utilise pour mettre les fourrures dans les armoires frigorifiques pendant la saison chaude. Elle ouvrit l’enveloppe et, après avoir renvoyé ses nervis à leurs tendons, commença par se repaître des yeux de ces proies tant convoitées. Enfin ! elle les tenait ces peaux de zippopoches qui la narguaient depuis si longtemps ! Ayant prévenu le cerbère qui gardait sa maison qu’on ne la dérange sous aucun prétexte, elle ferma à double tour les portes de sa chambre froide et se roula sur les peaux comme font certains carnassiers, leur victime étouffée, huma longuement l’odeur capiteuse et enfouit son visage dans le poil. Elle eut la vision fugitive du renard que sa mère, la grande Zoa, portait autour du cou. Elle se releva, ivre de puissance, sonna son majordome, se fit monter des ortolans qu’elle dévora en croquant les os entre deux verres de Pommard. Puis elle se glissa dans ses draps sous les peaux de zippopoche. Le lendemain matin, la femme de chambre ne voyant pas s’allumer la sonnerie habituelle vint ouvrir et trouva la Reine des peaux la tête renversée sur ses dernières proies, la bouche ouverte et les yeux révulsés. Elle était morte. Elle avait rendu l’âme en réalisant le rêve de sa carnothèque.

Mais comme la Reine des peaux doit bien souffrir aujourd’hui en Enfer, où une rotisserie spéciale lui est réservée ! Car on n’a certainement pas manqué de lui dire, là-bas, que les peaux de zippopoches sur lesquelles elle avait expiré, ivre d’un bonheur sadique, étaient fausses. Le Directeur du zoo ayant en effet appris que la corne du rhinocéros empaillé du muséum de Copenhague avait été volée par un détraqué, mais qu’on avait eu la bonne idée de remplacer auparavant la vraie corne par une fausse, il fit de même avec les zippopoches. Profitant d’une occasion où les zippopoches avaient retiré leur peau pour se gratter mutuellement, il substitua des peaux synthétiques, préalablement aspergées de parfum de zippopoche, aux vraies. Les zippopoches n’y virent que du feu et la Reine des peaux elle-même, abusée par sa victoire, fut leurrée par le pieux stratagème du Directeur. Et l’histoire n’est pas finie. Notre couple de zippopoches, derniers survivants de l’espèce, n’était pas mort, comme on l’avait cru. Les sbires de la Reine des peaux les avaient seulement chloroformés pour leur retirer leur inestimable pelisse. Maintenant que la Reine de peaux a cessé de nuire, on leur a rendu leur fourrure originelle et vous pouvez aller admirer aujourd’hui au zoo de Vincennes, entre les dromadaires déplumés et les pélicans goitreux, cette merveille du monde animal. Je peux même vous annoncer l’heureux événement : Madame Zippopoche vient de mettre au monde trois adorables bébés zippopoches et Monsieur Zippopoche pose fièrement, ce 15 juin 1997 jour de la fête des Pères, pour les photographes du monde entier accourus pour célébrer cette naissance miraculeuse.



    Votre papa qui vous aime pour toujours