Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire

Petite histoire pour Célia, Daphné et Alexandre

Quand les poules avaient des dents...


je fais du son pour avoir du sens


Autrefois, les poules faisaient mentir le proverbe : l’arrière grand-mère des poules, avec son nom à coucher hors du poulailler, l’Archaeopteryx, découvert en 1861 en Bavière,
là où les hommes ont des culottes de peau, dans des calcaires vieux de 150 millions d’années, avait des dents
(comme le confirmera la découverte d’un crâne en 1877). C’était une sorte d’avatar de vélociraptor ou de sinosauroptéryx dont les écailles se sont transformées en plumes, les bras en ailes et qui était capable de voleter. (Comme nos poules d’ailleurs que leur gros derrière empêche de décoller mais qui sont capables de faire un vol plané du haut de la meule de foin où elles vont parfois couver leurs œufs à l’insu de la fermière - autrefois car, aujourd’hui, avec leur horodateur dans l’oviducte, ces malheureuses cocottes-minute ne peuvent plus échapper à la pointeuse - ou d’avaler quelques mètres quand on leur court après pour leur mettre un grain de sel sous la queue). La bestiole ayant des clavicules soudées (le wish-bone du poulet rôti qu’on mange en famille) on en conclut que l’archaeopteryx n’était plus un dinosaure malgré sa queue de lézard.

C’est donc une autre histoire qui commence avec la grand-mère des poules. Si les dinosaures sont devenus aussi gros, c’est qu’à l’origine, tous ces mangeurs de feuilles et d’herbe, gonflés de fermentations et de flatulences, ont dû se fabriquer un tube digestif de plus en plus long pour digérer et transformer les tonnes de foin qu’ils broutaient, puis enfourner encore davantage de tonnes de foin pour faire marcher leur usine à cellulose, etc. Ce qui fait qu’ils sont devenus de plus en plus gros. Il est peut-être heureux qu’un cataclysme (dit-on) les ait fait disparaître, car Dieu seul sait s’ils se seraient arrêtés de grossir - et je n’aurais même pas eu la place pour écrire cette histoire. Car ce qui frappe chez les dinosaures, bien sûr, c’est leur énorme barrique, grotesque auprès de la tête d’épingle qui leur sert de bobine.
Donc, les poules c’est une autre histoire. Rapport au gésier. [Pas tout à fait, car le diplodocus, dont le nom signifie "double poutre" (et mon oeil !), avalait de petites pierres qui broyaient la nourriture dans son estomac]. Si les poules avaient des dents, comme dit le proverbe, croiriez-vous qu’elles s’en porteraient mieux ? A quoi leur servirait ce muscle plein des cailloux qu’elles avalent tout rond pour broyer les graines et les bestioles qu’elles se mettent sous la dent qu’elles n’ont plus ?

Voilà, mon histoire c’est l’histoire de la poule rousse. Pas celle de la petite poule rousse que vous connaissez déjà.

C’est sa cousine. Ou plutôt son arrière grand-mère.

Bon ! Tout le monde sait que dans le gésier des autruches on trouve parfois de drôles de choses, des montres-goussets, des clés à molette, et même, parfois, des réveil-matins. Pareil : c’est pour faire meule dans leur gésier. Soit dit en passant, l’histoire de la petite poule rousse qui avait toujours des ciseaux dans la poche avant de son tablier (ce qui lui a permis de jouer un bon tour au méchant renard), ne dit pas autre chose. Les pies, dont on raconte bêtement qu’elles sont voleuses, sont célèbres pour chiper tout ce qui brille et particulièrement les objets en métal. Mais c’est pour la bonne cause qu’elles becquent la clé. Si les canards sont atteints de saturnisme, c'est aussi que, dépourvus d'estomac, ces plongeurs granivores (comme d'autres) fouillent la vase pour y récupérer des particules solides et y récupèrent... des plombs de chasse qui les empoisonnent. (Il paraît que les chasseurs balancent huit mille tonnes de plomb par an dans la nature ; les canards, forcément, se nourissent là où les chasseurs déchargent leur fusil - à moins que ce soit l'inverse, mais le résultat est le même quand on sait qu'il suffit de trois plombs pour empoisonner un canard...) De la poule, encore, on dit qu’ayant emprunté une aiguille au milan et ne sachant plus où elle l’avait mise, rapport à sa tête de linotte, elle gratte continuellement la paille avec sa patte dans l’espoir de la retrouver. Mais il est aussi difficile, vous le savez, de trouver z'une aiguille dans z'une botte de paille que de retrouver un Payet dans z'un Bottin de la Réunion (où j’écris cette histoire, histoire de becquer la clé un bon peu)... Bon encore ! Il faut que je commence.

Si les poules d’aujourd’hui ont laissé leurs dents au vestiaire de la paléontologie, c’est pour la raison que je vais vous dire. Donc l’arrière-arrière-arrière-grand-mère de la petite poule rousse, la poule rousse, avait des dents. Un jour qu’elle se promenait dans la nature à la recherche d’un bon civet, voilà qu’elle rencontre le renard. Enfin l’ancêtre du renard - qui lui n’avait pas plus de dents de renard que la poule n’en a aujourd’hui. Je vous le répète, autrefois, c’était pas comme maintenant, les animaux ne savaient pas trop sur quel patte danser, s’ils allaient faire leur vie avec les volatiles ou les mammifères, les vivipares ou les ovipares, les nidicoles ou les nidifuges, les terricoles, les cavernicoles ou les vedettes de musicole... Les oiseaux, le saviez-vous ? sont les héritiers de dinosaures. Il existe d’ailleurs encore aujourd’hui, dans la famille des bucerotidæ - les oiseaux au gros bec comme le toucan et le calao - un volatile qui possède des gènes endormis correspondant à des dents de sauriens et à une longue queue à écailles. Si ces gènes se réveillaient, on pourrait se retrouver nez à nez, au coin du bois, avec ce gros bec aux dents de saurien, une queue de lézard et des griffes aux ailes (comme l’archæopteryx en avait). Et de fait, on peut rencontrer, dans la forêt amazonienne, une curieuse bestiole, l’hoazin, dont l’oisillon a les ailes munies de griffes (remplacées par de la corne quand il grandit), ce qui lui permet de grimper aux arbres en s’accrochant aux branches. De surcroît, cette bestiole se sustente, comme les ruminants, de la cellulose des feuilles qu’elle ingurgite et qu’elle digère en restant de longues heures avachie sur son nid, quand tous les diurnes de la forêt sont au boulot. C’est peut-être le chaînon manquant de notre histoire. Tous les dinos n’ont donc pas disparu, les plus malins ont joué les filles de l’air... (Les oiseaux sont apparus au Jurassique, entre 147 et 150 millions d'années). On voit en effet d’évidence comment le dinosaure s’est dressé sur ses pattes et qu’il ne demandait qu’à décoller.
Elle était bien finie la grande époque des mastodontes jurassiques, ces ventripotentes usines à foin. C’était bientôt le tour des mammifères et des volatiles d’occuper le haut du pavé. En ce temps-là, le crétacé, dans les sédiments duquel on trouve les reptiles fossiles comme les atlantosaures, iguanodons et autres mégalausaures, les mammifères - c’est-à-dire ceux qui nourrissent leurs petits à la mamelle - ne faisaient guère parler d’eux. Avec leurs dents de rongeur, ils n’auraient pas fait peur à une mouche, ne se nourrissant que de graines et de racines. On comprend donc que l’ancêtre du renard, l’archæogoupilix, le renard de l’époque, dont je n’ai malheureusement pas trouvé de représentation dans les encyclopédies et qui ressemblait davantage à la musaraigne qu’au renard d’aujourd’hui, ait eu une peur bleue de la poule avec son bec pointu et ses dents tranchantes comme des lames. Il n’avait pas encore, lui, ces canines et ce sourire cheese qui fera la célébrité des vedettes de la Warner Bros.

Et la poule, elle, avec ses plumes en bataille qui commençaient à lui pousser sur le dos et sur les omoplates paraissait sortie d’un mauvais rêve ou d’un film d’épouvante. Elle avait surtout, cette crête qui faisait déjà toute la différence, comme la houppe de Tintin, le bicorne des polytechniciens, cette crête bien rouge et bien épaisse qui signale le bon coq et la bonne pondeuse, qui affiche le toupet, le cran, quoi... Le crétacé, c’est le règne de la crête (n’allez surtout pas écrire cela dans votre devoir de géologie, car ce n’est pas dit dans le livre du professeur). L’histoire n’a d’ailleurs retenu que ceux qui ont la plus belle...
Donc, sur le point de croiser celle-ci sur le sentier, notre goupil était en train de se demander s’il ne ferait pas mieux de rebrousser chemin. Mais, prenant son courage à deux pattes et serrant les fesses, il décida de faire comme si de rien n’était et, ravalant sa salive, de passer comme s’il n’avait pas vu la poule.
- Holà ! maître Renard ! lui dit la poule d’un ton moqueur. On ne dit plus bonjour à sa cousine !

Celui-ci tout penaud, la queue basse (à cette époque, d’ailleurs, le renard avait une queue totalement dénuée de panache), répondit à la poule qu’il ne l’avait pas vue et qu’il ne pensait pas mériter l’honneur d’être considéré comme le cousin d’une telle cousine, mais que, si celle-ci lui décernait ce compliment, bien que convaincu de n’être qu’un vermisseau protozoaire auprès de Sa splendeur crêtée, il l’acceptait bien volontiers pour ne pas faire de tort à sa volonté...
- Comment ! répliqua celle-ci, feignant la colère afin de faire tourner le renard en bourrique (pensant peut-être aussi, en un de ces flashes qui vous font griller les millénaires, au vilain tour que celui-ci allait vouloir jouer, quelques millions d’années plus tard, à sa cousine, la petite poule rousse), espèce d’hypocrite ! Comment oses-tu dire que tu n’as pas vu le plus beau dinosaure de la création, celui qui est promis au destin le plus glorieux : finir en poule au pot chaque dimanche sur la table du paysan, et te comparer au plus gallican, au phénix des gallinacés ? Nous ne serons jamais cousins mon ami, fit-elle en se pinçant le bec ! Un abîme de civilisation nous sépare. Nous, les dinosaures, faisons des œufs, tout propres et tout ronds, sans bavure, tandis que vous autres, beurk ! les mammaliens, avec vos mamelles qui pendent et vos petits fabriqués à la cave, êtes vraiment répugnants, d’un autre monde, d’une autre religion ! Et puis, avec vos glandes, votre musc, vos fumées, vous sentez vraiment trop mauvais. Non ! Nous ne serons jamais cousins fit-elle, claquant du bec et des dents et faisant manœuvrer ses mâchoires avec cette bruxion caractéristique qu’ont les cannibales avant de passer à l’attaque.

Le pauvre renard aurait bien voulu être une encore plus petite souris pour se musser dans le premier trou venu. Mais il fallait bien faire face : quand on est dans la gueule du loup mieux vaut éviter la dent, se blottir entre les gencives ou se cacher sous la langue. On aurait entendu sauter une grenouille... tap-tap...

La poule, elle, jubilait vous pensez bien, de voir ainsi son futur proverbial ennemi à sa merci, l’orfraie des basses-cours, la terreur des poulaillers, l’Attila de la gent emplumée, à la portée de son bec armé de dents...

Mais le renard, s’il n’avait pas encore ce que vous allez voir, avait déjà ce nez pointu qui annonçait sa subtilité. La poule rousse avait plus d’une dent dans son bec et plus d’un ciseau dans son tablier, mais lui avait déjà plus d’un tour dans son sac.
- Excusez-moi, Madame la poule, dit-il, je sais bien que vous êtes le Phénix des hôtes de cette savane post-jurassique, c’est pourquoi je voudrais profiter de cette rencontre qui me remplit de bonheur [quel menteur !] pour vous faire une humble demande. M’autorisez-vous à vous en entretenir, demanda-t-il en s’aplatissant sur le sol et en cachant sa tête entre ses pattes pour manifester qu’il n’était pas digne de paraître devant un aussi noble animal ?

La poule, bien entendu, se rengorgeait d’aise à ce discours, kinesthésiée, bavant de contentement comme une bourgeoise qui bouffe du jabot sur le divan du psychanalyste. Elle ouvrait le bec en découvrant ses dents, se remplissant le gésier de ces compliments si bien tournés et si bien servis. Tellement qu’elle en perdait toute prudence, oubliant jusqu’au soupçon de ces proverbes, usés jusqu’à la corde, qu’on trouve dans tous les pense-bêtes : “Rusé comme un renard”; “Empoté comme une poule qui a trouvé un couteau” etc., qu’elle connaissait pourtant comme le fond de sa poche et qui servent aux animaux de prêt-à-penser pour éviter les embrouilles et pour délier les sacs de nœuds. Elle avait laissé tomber toute intention de faire enrager le renard... et toute méfiance.

Autrefois, vous le savez sans doute, dans cette incertitude quant à la suite de l’Histoire peut-être, les dents des animaux, au lieu d’être clouées à demeure dans les mandibules, étaient amovibles et inoxydables, comme celles des grands-pères.

Et même les animaux les plus féroces, ceux qui dorment toujours avec leurs dents, comme on dit aujourd’hui, ne crachaient pas sur un petit quart d’heure de détente. Pour se reposer les maxillaires, ils retiraient leurs terribles quenottes et les posaient entre leurs pattes pendant une sieste bien méritée, la panse remplie après la chasse.
Le renard dit à la poule :
- Madame la poule, vous avez bien raison de vous moquer de nous, pauvres renards, obscurs et besogneux grignoteurs de l’ombre, sans grades de la dent, rongeurs de graines, taraudeurs de coques, tristes convertisseurs d’amidon. Je vous demande seulement de jeter un regard apitoyé sur nos vies occupées à gratter le sol à la recherche de picotin.

La poule, donc - bien que cousine du féroçosaure, elle était plutôt bonne pâte - commençait à se laisser amadouer, je vous l’ai dit, par cet enjôleur à qui elle s’était pourtant juré de faire la peau. Elle s’accoufla sur le sol près du renard tapi à ses pieds et retira ses dents qu’elle posa entre ses pattes.
- Bah ! fit-elle, philosophe entre ses gencives, nous avons tous notre croix à porter. Est-il finalement plus enviable d’être à la fin plutôt qu’au début de la chaîne alimentaire ? le gobeur, plutôt que le gobé ? d’être baleine ou plancton, musaraigne ou tyrannosaure ? Les plus malheureux ne sont-ils pas ceux qui se posent des questions et qui disent que la vie n’est pas la vie ou qui se la représentent plus belle dans la peau d’un autre. C’est beaucoup plus dur, en fin de compte, d’être en bout de chaîne. Vous vous prenez pour le roi des créatures, mais vous êtes le premier à trinquez quand l’écosystème se déglingue, puisque le dernier servi. Vous bouffez le mercure ou la dioxine par bifteck interposé, vous vous emplissez le buffet de radon en reniflant la devanture de votre crémière... A chacun son destin...
- Sans doute, reprit le renard, mais voyez comme il est difficile, quand on rencontre sur son chemin une splendeur de la création comme vous, Madame la poule, de ne pas faire retour sur sa médiocrité et de ne pas en vouloir au Créateur de nous avoir fait naître, nous les renards, pour un destin aussi mesquin.
- Prenez patience lui répondit la poule. N’avez-vous donc jamais entendu parler de la théorie de l’évolution ? “Qui rit vendredi, dimanche pleurera”. Qui sait si demain, c’est pas vous qui tiendrez la queue de la poêle ? Frira peut-être bien qui frira le dernier... Vous connaissez le proverbe... (Ça console et ça ne mange pas de pain... pensa-t-elle, réjouie de savoir si bien dorer la pilule au bonhomme renard qui semblait en avoir bien besoin).
- Sans doute, sans doute, répartit encore le renard, d’un air de plus en plus pitoyable, mais par l’odeur de cette substitution alléché.

Il avait, lui aussi, retiré ses dents de rongeur, voyant la poule amadouée, et les avait posées entre ses pattes.
- M’autoriseriez-vous, Madame la poule, bien que je n’en sois pas évidemment pas digne, pour goûter un instant l’ambroisie de ce paradis que, je le vois bien, vous faites briller devant moi pour me consoler, m’autoriseriez-vous, pour mettre un peu d’espoir dans ma pauvre vie de rongeur, à essayer, ne serait-ce qu’une seconde, votre superbe denture qui brille entre vos pattes comme une rivière de diamants ? Comme il serait tout aussi incongru d’imaginer une poule sans dents, qu’un renard avec des dents de poule, cela ne peut que vous faire rire à mes dépens : je serai aussi ridicule que l’âne de la fable vêtu de la peau du lion.
- Il n’en est pas question, rétorqua la poule, chacun doit persévérer dans son être, laisser faire l’évolution et donner du temps au temps. Il y a bien loin de la coupe aux lèvres et davantage encore des incisives aux crocs. Et puis, tu sens vraiment trop mauvais. Je me demande même comment, vous autres les mammaliens, pouvez supporter votre propre odeur.

Le renard, déçu dans sa proposition, tenta alors une ruse de Sioux. Montrant le ciel de sa patte, il demanda soudainement à la poule :
- Oh ! regarde !
T’as-vu le sous-marin jaune ? ! (Il avait des lettres notre futur renard !)


La poule, trompée par cette blague de cour de récréation, leva bêtement le bec vers le ciel. Le renard profita de cet instant pour lui chiper ses dents avant qu’elle ait eu le temps de dire ouf !

Vous pensez bien qu’une fois en possession des dents de la poule, qui s’adaptaient d’ailleurs parfaitement à sa mâchoire et à son museau allongé, notre ami renard se sauva du plus vite qu’il put, laissant ses dents de rongeur en consolation à la dindonne de cette farce paléontologique.(J'ai choisi une dinde sauvage pour faire plus vrai...) Mais que peut faire une poule avec des dents de rongeur, je vous le demande ? La poule jeta un bec dédaigneux sur ce matériel de second choix et, de dépit (comme le renard de l’autre fable), décida qu’elle se passerait désormais de dents. C’est depuis cette époque qu’elle se nourrit de graines et qu’elle avale des petits cailloux pour les broyer dans son fameux gésier-jabot-tablier. Toujours à gratter le sol, un coup de la patte droite un coup de la patte gauche, gloussant d’aise quand elle trouve un grain d’épeautre, mais en réalité regrettant sa belle denture d’autrefois et prenant tout ce qui brille pour l’émail d’une dent perdue... Si elle est toujours la première à aller se coucher, c’est qu’elle sait que le renard rôde, dès le crépuscule, avec ses dents - enfin ses dents qui ne sont plus les siennes. Depuis la nuit des temps où cette histoire se passe, il cherche à se venger de la peur bleue que lui a faite, un soir de crétacé supérieur qu’il a marqué d’une pierre blanche dans sa mémoire, la poule qui avait des dents.


Où l’on voit, contrairement à ce qu’on peut lire dans les livres, que l’évolution procède parfois par ruse et que les dents des oiseaux n’ont pas disparu parce qu’elles étaient d’un autre concept que le bec, faisant double emploi...

Une autre rumination (que je vous livre en privé) à cette croisée des chemins de l’évolution, avait nourri les réflexions de la poule et lui avait fait tordre le nez (ou faire la moue si vous préférez) sur les dents de rongeur que l’histoire lui laissait en consolation. Etait-il sage d’embrasser le destin des rongeurs ? Me voyez-vous, songeait-elle, avec un bec-de-lièvre ? Non, ce serait trop tarte. Mais c’est finalement parce que la poule a préféré garder ses œufs qu’elle n’a pas voulu des dents de rongeur du renard. Car il y a une relation entre le mode de ravitaillement et le mode de reproduction. Tout bien pesé, ces dents assassines que le renard allait, à son tour faire briller dans l’ombre pour terroriser la viande, elle estimait pouvoir s’en passer. Non, ce qui répugnait à la poule, c’était cette histoire qu’étaient en train d’inventer les mammifères - et dont on allait parler le soir dans les poulaillers avant de s’endormir - avec leur génération in vivo, le petit qui se met à remuer dans vos entrailles et qui ne vous lâchera plus d’une semelle jusqu’à l’expulsion. Avec les œufs, c’est beaucoup plus clean. Vous pondez à la fois le petit et son garde-manger. Évidemment, là où le sable ne peut pas s’en charger il faut réchauffer les plats et ça vous retient à la maison. Mais on peut s’arranger. On fait des roulements, ou bien c’est le mari qui se tape les commissions. Ça n’a aucun rapport...

Il y a trois façons en effet de voir la vie, trois religions sous la couche d’ozone : celle des habitants de l’onde, qui confient leur génération à la belle eau ; celle des habitants de l’air qui, ne pouvant voler avec leur progéniture dans le ventre (excepté les chiroptères, ou chauve-souris), la déposent à la consigne dans des œufs tout propres et tous lisses, et celle des habitants de la terre qui, pendant de longs mois, fabriquent leurs petits jour après jour, cellule après cellule, tirant de leur corps la substance qui les nourrit, leur faisant passer par le placenta leurs angoisses et la sapidité des choses. C’est de ces rongeurs que naîtra, bien plus tard, la race des hommes et c’est précisément ce mode de gestation mammalien, cette symbiose, qui fera de l’homme, empilant le savoir d’une génération sur l’autre, au lieu de simplement le tenir au chaud, l’apprenti-sorcier de l’évolution. (Remarquez en effet que les oiseaux n'ont pas produit, comme les mammifères, cet étonnante créature qui nourrit ses enfants pendant le tiers de son existence et qui continue à apprendre depuis la nuit des temps.) Et de cela, la poule qui, dans sa sagesse animale avait, malgré sa courte vue, une vision téléoscopique de l’histoire, ne voulait pas être tenue pour responsable. Car elle savait que les hommes seraient bien capables, un jour, par exemple, de lui faire pondre des œufs carrés sous prétexte que c’est plus facile à ranger dans le frigo (alors que, la nature ayant tout prévu, on sait bien que dans un pochon d’œufs on peut aussi à mettre de la farine - ça facilite d’ailleurs le transport - pour faire les crêpes à quoi ils sont destinés).

Et puis ce qui débectait vraiment la poule, vous l’avez noté, c’était l’odeur. Franchement, les mammifères, toujours à humer, soucer, prendre le vent, flairer, blairer... Tous ces renifleurs empestent vraiment trop. La gent emplumée a d’autres aspirations et des ambitions autrement plus éthérées. Ce n’est pas seulement dire qu’au lieu d’avoir toujours le nez traînant au raz du sol à la recherche d’effluves plus lourds que l’air, elle se laisse porter par le vent. L’air, c’est aussi la musique et le chant. Nous autres, se rengorgeait la poule, on ne marque pas son territoire de son musc, on ne laisse pas ses fumées sous soi, on emplit l’air, non pas de douteuses phéromones, mais de trilles, d’arias, de suaves mélodies, de gazouillis enchanteurs, de roucoulades, de sérénades qui font la vie belle à tous les animaux de la création. Imaginez la terre sans chants d’oiseaux. Ce serait la fin des temps, celle qu’annonce l’éclipse de soleil en plein midi. Réflexion faite, mieux vaut être dindon que prix Nobel...
Il faut un certain cran pour le dire, n’est-ce pas ?

Mais que sont devenues les dents de rongeur de l’ancêtre-renard, dont la poule n’a pas voulu ? Elles sont restées dans l’herbe, bien entendu, là où le renard s’était assis pour raconter sa salade à la poule. Elles ont pris racine et se sont transformées, je vous le donne en mille ! en “dents de lion”, vous savez cette plante dont je vous ai déjà parlé dans une précédente histoire et qui n’est autre que le pissenlit (taraxum dens leonis) dont la feuille est dentelée. (À propos, savez-vous comment on dit "pissentlit" en anglais ? Dandelion !) Quand une plante porte le nom d’une partie d’un animal, il y a toute chance pour que ce soit une plante médicinale. Ainsi la gueule de loup, à la famille de laquelle appartient la fameuse digitaline - foxglove : “gant de renard”, en anglais -, ce médicament qui traite les peines de cœur ; mais aussi la queue de chat (la menthe sauvage), l’œil de vache (la camomille), l’oreille de lièvre (le plantain), la langue de bœuf (la sauge), la patte d’oie (la berce)...

Et ça guérit quoi le pissenlit ? Justement, c’est rapport à la peur que le renard a éprouvée quand la poule l’a coincé au détour du chemin. Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris (comme dit le proverbe), notre ami renard dont la réputation de mauvaise odeur était déjà bien établie, lâcha en guise de défense panique, comme font les petits chiens qu’on change de niche, un jet d’urine là où il allait poser ses dents de rongeur et celles-ci, abandonnées, se sont transformées en pied de pissenlit (ce n'est donc pas : dens taraxis leonis que le pissenlit devrait s'appeler mais bien : dens taraxis goupilis...). C’est pourquoi le pissenlit est, comme son nom l’indique, diurétique.

Cette histoire vaut bien un fromage sans doute...


Votre papa qui vous aime pour toujours