- Des bulles de savon, répondit le clown. Était-il sérieux, le clown, en faisant cette réponse ? Est-ce là une réponse de clown ou bien faut-il croire que les clowns se nourrissent vraiment de bulles de savon ?... Zapatto était enfant qui ne réussissait pas à grandir dans sa tête. Il avait beau manger sa soupe et apprendre ses leçons, ni la soupe ni les leçons ne fabriquaient de la sagesse en passant dans son estomac. Il faisait pourtant de son mieux pour appliquer toutes les bonnes résolutions prises à chaque rentrée : Je ne collerai plus de chewing-gum sur le tableau de la classe ; je ne tirerai plus sur la couette de ma voisine Stéphanie ; je ne ferai plus de boules avec le papier des toilettes... Mais tout sacharnait à le contredire. Quand il faisait un trait sur son cahier avec sa belle règle toute neuve, paf ! la règle dérapait aussitôt et voilà gaspillée la page décriture quil sétait tellement appliqué à remplir ! Quand cétait à son tour de lire à lécole la leçon du jour, la dernière histoire de Ratus, les mots se bousculaient dans sa bouche de telle sorte quil arrivait à dire le contraire de ce qui était écrit sur la page... Ce qui faisait bien rire la classe. Aussi décida-t-il un jour darrêter une fois pour toutes dessayer de faire comme les autres enfants qui font tout ce quils peuvent - nest-ce pas ? - pour faire comme on leur dit. Il avait entendu une drôle de légende qui racontait quautrefois les singes parlaient le langage des hommes, mais quun jour, fatigués de travailler pour eux, ils décidèrent de nen plus rien laisser paraître. Car ils avaient observé que les hommes réduisaient en esclavage toutes les créatures douées de parole qui navaient pas la même odeur queux. Cest pourquoi les singes vivent aujourdhui à peu près tranquilles dans leurs arbres, ne craignant ni le fouet ni limpôt, ayant oublié jusquau souvenir quautrefois ils parlaient et ayant gardé de cette communauté originelle un malin plaisir à se moquer de leurs lointains cousins. Zappato décida alors, lui aussi, de faire le singe. Peut-être le laisserait-on enfin tranquille. Plus de tables de multiplication, plus daccord du participe passé, plus de verbes irréguliers, plus de chaussures à cirer... ah ! comme la vie allait être belle ! Il décida donc de faire ce quon lui demandait, mais à lenvers. Cest très difficile de faire tout à lenvers, car il faut bien sûr connaître tout à lendroit. Quand on est fatigué de faire un effort, et quon renonce, faisant le contraire de ce quon sappliquait à réussir, cette manière de tout envoyer promener, cest plutôt marrant, non ? Donc, comme Zappato ne réussissait rien et comme tout ce quil faisait cétait, comme on dit, ni fait ni à faire, il se fit le spécialiste du contrefait. Pour les autres. Car rien namuse autant que de voir un semblable faire tout le contraire de ce qui convient. Les pitreries de Zappato amusaient tous ses copains décole et même, quelquefois, linstituteur. Ainsi réussissait-il à se rendre intéressant, non par ses exploits, comme il en avait rêvé autrefois, mais par des singeries dexploits. Il arrivait à lécole avec une casserole sur la tête, un couvercle de poubelle ramassé dans la rue en guise de bouclier et un balai pour jouer au chevalier du Moyen Age, comme on venait dapprendre en classe. Voici Bayard, disait-il, le chevalier sans peur et sans reproche !... Que restait-t-il au malheureux Zappato ? Rien que ses yeux pour pleurer. Mais Zapatto était ainsi fait que même pitoyable, il faisait rire. Puisque les hommes aiment rire, pensa-t-il, peut-être pourrais-je beurrer mes tartines avec mes pitreries. Et il eut lidée de faire rire de son malheur. Parce quen effet, je lai dit, les humains sont tels que le spectacle du contrefait, du difforme, du bossu, du cagneux, de léclopé, du bancal, du déglingué, du tordu les rassure sur eux-mêmes et leur donne une sorte de plaisir animal. Autrefois au temps où se passe cette histoire , les métiers étaient sévèrement réglementés et n'importe qui ne pouvait faire nimporte quoi (comme aujourdhui). Le cordonnier ne pouvait réparer les chaussures ni le savetier en fabriquer, le tanneur ne pouvait teindre ni le teinturier travailler la peau, le rôtisseur ne pouvait cuisiner, l'entremetier ne pouvait saucer ni le cuisinier pâtisser, le tisserand ne pouvait coudre, le jeune premier ne pouvait avoir le dernier mot et le dernier cardeur ne pouvait filer qu'un mauvais coton, etc... Et celui qui faisait rire ne pouvait faire lacteur ou le musicien. Il ne restait donc à Zapatto quà faire rire sans réciter de comédie, ni jouer dun instrument sérieux. Voilà pourquoi les clowns jouent toujours dinstruments ridiculement gros ou ridiculement petits, qui ne vous sortent que trois ou quatre notes mingrelettes comme des hoquets de mirliton ou tonitruantes comme les cornes de brume des vapeurs transatlantiques. Tout à lenvers, je vous dis. Il y a des hommes qui se dévouent pour jouer les chefs, faisant le sacrifice de leur personne pour le bien commun (tu parles !), le clown, lui, dans cette distribution des rôles, fait le contre-modèle. Il fait don de sa personne à la nature humaine qui a tant besoin de démêler le vrai du faux. Qui, en effet, voyant le clown dans ses uvres, ne sexclame : Ah! Ah! Non ! cest pas vrai ! et sans avoir besoin de conclure : Quel clown!, puisque cest un clown. Réapprenant grâce au clown la jubilation assassine de la vérité. Sorte de panseur des petits bobos quon se fait quand on se cogne contre les murs de la réalité, de contrefacteur et de prédicateur comique au service de la vérité, le clown sacrifie sa dignité particulière sur lautel sacré de la vérité collective. Ainsi sont nés les clowns, ainsi travaillent les clowns : dans la cour de récréation des petits, puis dans la cour de récréation des grands. Rigolos par dépit, rigolos par nécessité, rigolos par sacerdoce... Que se passe-t-il en effet dans le tréfonds du cur du clown ? Qui sen soucie ? On dit souvent que les clowns, ces personnages qui nous amusent tant, sont tristes. Drôles pour nous et tristes pour leur propre compte. Vous savez maintenant pourquoi. Que voit-on en effet du sentiment du clown derrière son maquillage ? Rien. Peut-être se morfond-il quand il nous fait rire. Et quand il se met à pleurer, cela nous fait rire encore davantage. Mais peut-être pleure-t-il pour de vrai... Cest quil na pas le droit dêtre triste, le clown. Seulement pour amuser. Même si ce nest pas pour rire. Mettez-vous à la place de quelquun de très malheureux qui narrive à rien, qui manque tout ce quil fait... et qui est obligé de faire rire de sa maladresse. Ça ne doit pas être drôle tous les matins. Lautre jour, jentendais mon voisin le clown dire à son voisin : Ça lui ronge les sangs à la longue. Ces blagues dont il a lair si fier. Bien obligé de continuer à les raconter pour gagner sa vie de clown. Le clown amène sa voiture au garage. Vous savez ? sa voiture dont il est si content avec son pot déchappement qui fume comme une cheminée dusine et sa portière qui ouvre sur le toit :
fait-il en gémissant. Le clown déclare sa flamme à celle quil aime. Bien sûr, il retire son nez. Pour faire comme tout le monde. Que lui dit la belle ? - Ah ! je te préférais au naturel, avec ton vrai nez de clown ! Et elle part dun grand éclat de rire pour bien goûter la jouissance perfide de sa vilaine moquerie... Alors, quand il rentre sur la piste du cirque, le cur gros comme ça, les rires que sa seule vue déclenche sont parfois comme autant daiguilles qui senfoncent sous sa peau. Oui, riez du clown, pour la peine quil se donne à nous amuser. Pour son gros cur meurtri damour dépité et despérance déçue. Pensez au clown caché derrière le clown, à sa tristesse maquillée en jobardise, à son rimmel qui coule sur son masque de rigolard, à son nez distingué qui se cache sous sa truffe rutilante, si ronde et si rouge à force de jouer les jocrisses... À ses grosses lèvres de zozo, beurrées de zinzolin, qui zézaient ses étonnements denfant et qui affichent la bouffonnerie en permanence. Essayez voir un peu, avec des lèvres pareilles, vous aurez beau tirer une tête comme ça, qui peut prendre votre malheur au sérieux ? Certainement pas ceux qui sont venus vous voir pour se payer une bonne tranche de rire sur votre dos. Le clown colle à la peau du clown, tellement que personne ne peut le comprendre et quil est lhomme le plus seul au monde. Tout lui pèse, même le rire. Surtout le rire... Cest pourquoi, fatigué de tout et fatigué de lui, il décide parfois de se retirer du monde. Sans doute continue-t-il dexercer son métier. Par habitude et par nécessité. Comme le tour du potier qui continue à tourner sur son axe alors que le pot est terminé. Mais il nhabite plus son corps de clown. Il est ailleurs. Dans cette île lointaine, loin des hommes qui rient, là où se retrouvent les âmes des clowns. Au paradis des enfants. Car les vrais, les seuls, les indéfectibles amis, les protecteurs des clowns, ce sont les enfants, nest-ce pas ? A qui le clown demande-t-il son chemin quand il est perdu sur la scène du cirque et quil se croit dans la grande forêt ? Qui prévient le clown quand un méchant lui a tendu un piège, ou quand il va sempêtrer dans les lacets de ses chaussures quil a oublié dattacher ? Les enfants, bien sûr. Cest pourquoi le clown na pas si mal répondu à la question du petit Alexandre. Les clowns ne sont pas des adultes comme les autres. Ce sont les grands enfants des petits enfants.
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