Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire

Petite histoire pour Célia, Daphné et Alexandre


Ça mange quoi un clown ?


- Ça mange quoi un clown ? demanda le petit Alexandre
au clown rencontré devant le chapiteau du cirque, la représentation terminée.


- Des bulles de savon, répondit le clown.

Était-il sérieux, le clown, en faisant cette réponse ? Est-ce là une réponse de clown ou bien faut-il croire que les clowns se nourrissent vraiment de bulles de savon ?...
Eh oui, il n’a pas tort de poser cette question le petit Alexandre. Un clown, c’est pas fait comme tout le monde et ça ne peut donc pas manger comme tout le monde... C’est vrai, vous rencontrez le trapéziste ou la danseuse de corde à la sortie du cirque, à part leur stupéfiante adresse, c’est des gens comme vous et moi, qu’on peut inviter à prendre un verre, etc.. Mais un clown est un clown. On voit tout de suite que c’est fait d’une autre matière et d’une autre manière que nous autres, les humains ordinaires. Avec une bille pareille et des manières pareilles, la question se pose de savoir de quoi ils peuvent bien se nourrir, les clowns ! Comment naissent les clowns, comment vivent les clowns et pourquoi il faut aimer les clowns, c’est ce que raconte cette petite histoire.

Zapatto était enfant qui ne réussissait pas à grandir dans sa tête. Il avait beau manger sa soupe et apprendre ses leçons, ni la soupe ni les leçons ne fabriquaient de la sagesse en passant dans son estomac. Il faisait pourtant de son mieux pour appliquer toutes les bonnes résolutions prises à chaque rentrée : “Je ne collerai plus de chewing-gum sur le tableau de la classe ; je ne tirerai plus sur la couette de ma voisine Stéphanie ; je ne ferai plus de boules avec le papier des toilettes...” Mais tout s’acharnait à le contredire. Quand il faisait un trait sur son cahier avec sa belle règle toute neuve, paf ! la règle dérapait aussitôt et voilà gaspillée la page d’écriture qu’il s’était tellement appliqué à remplir ! Quand c’était à son tour de lire à l’école la leçon du jour, la dernière histoire de Ratus, les mots se bousculaient dans sa bouche de telle sorte qu’il arrivait à dire le contraire de ce qui était écrit sur la page... Ce qui faisait bien rire la classe.

Aussi décida-t-il un jour d’arrêter une fois pour toutes d’essayer de faire comme les autres enfants qui font tout ce qu’ils peuvent - n’est-ce pas ? - pour faire comme on leur dit. Il avait entendu une drôle de légende qui racontait qu’autrefois les singes parlaient le langage des hommes, mais qu’un jour, fatigués de travailler pour eux, ils décidèrent de n’en plus rien laisser paraître. Car ils avaient observé que les hommes réduisaient en esclavage toutes les créatures douées de parole qui n’avaient pas la même odeur qu’eux. C’est pourquoi les singes vivent aujourd’hui à peu près tranquilles dans leurs arbres, ne craignant ni le fouet ni l’impôt, ayant oublié jusqu’au souvenir qu’autrefois ils parlaient et ayant gardé de cette communauté originelle un malin plaisir à se moquer de leurs lointains cousins. Zappato décida alors, lui aussi, de “faire le singe”. Peut-être le laisserait-on enfin tranquille.

Plus de tables de multiplication, plus d’accord du participe passé, plus de verbes irréguliers, plus de chaussures à cirer... ah ! comme la vie allait être belle ! Il décida donc de faire ce qu’on lui demandait, mais à l’envers. C’est très difficile de faire tout à l’envers, car il faut bien sûr connaître tout à l’endroit. Quand on est fatigué de faire un effort, et qu’on renonce, faisant le contraire de ce qu’on s’appliquait à réussir, cette manière de tout envoyer promener, c’est plutôt marrant, non ? Donc, comme Zappato ne réussissait rien et comme tout ce qu’il faisait c’était, comme on dit, “ni fait ni à faire”, il se fit le spécialiste du contrefait. Pour les autres. Car rien n’amuse autant que de voir un semblable faire tout le contraire de ce qui convient. Les pitreries de Zappato amusaient tous ses copains d’école et même, quelquefois, l’instituteur. Ainsi réussissait-il à se rendre intéressant, non par ses exploits, comme il en avait rêvé autrefois, mais par des singeries d’exploits. Il arrivait à l’école avec une casserole sur la tête, un couvercle de poubelle ramassé dans la rue en guise de bouclier et un balai pour jouer au chevalier du Moyen Age, comme on venait d’apprendre en classe. “Voici Bayard, disait-il, le chevalier sans peur et sans reproche !”...

Quand Zappato fut devenu grand, il lui fallut bien gagner sa vie. Eh oui ! l’école, c’est supposé servir à apprendre à gagner son pain et Zappato, qui avait passé ces années d’apprentissage à faire le pitre, n’avait bien sûr pas appris grand chose. Il n’y avait pas de métier pour lui. Ceux à qui il allait proposer ses services lui faisaient reproche de son insouciance passée et lui expliquaient qu’il serait peut-être temps de devenir un peu sérieux. Mais d’autres ne se faisaient pas faute de lui dire qu’il était trop tard et qu’il n’y avait pas d’avenir pour lui :
- Que faisiez-vous à l’école ? lui demandait-on.
- Je chantais, répondait-il.
- Eh bien dansez maintenant !
- Vous faisiez le singe ? Eh bien c’est de la monnaie de singe que vous allez gagner !

Que restait-t-il au malheureux Zappato ? Rien que ses yeux pour pleurer. Mais Zapatto était ainsi fait que même pitoyable, il faisait rire. Puisque les hommes aiment rire, pensa-t-il, peut-être pourrais-je beurrer mes tartines avec mes pitreries. Et il eut l’idée de faire rire de son malheur. Parce qu’en effet, je l’ai dit, les humains sont tels que le spectacle du contrefait, du difforme, du bossu, du cagneux, de l’éclopé, du bancal, du déglingué, du tordu les rassure sur eux-mêmes et leur donne une sorte de plaisir animal. Autrefois – au temps où se passe cette histoire –, les métiers étaient sévèrement réglementés et n'importe qui ne pouvait faire n’importe quoi (comme aujourd’hui). Le cordonnier ne pouvait réparer les chaussures ni le savetier en fabriquer, le tanneur ne pouvait teindre ni le teinturier travailler la peau, le rôtisseur ne pouvait cuisiner, l'entremetier ne pouvait saucer ni le cuisinier pâtisser, le tisserand ne pouvait coudre, le jeune premier ne pouvait avoir le dernier mot et le dernier cardeur ne pouvait filer qu'un mauvais coton, etc... Et celui qui faisait rire ne pouvait faire l’acteur ou le musicien. Il ne restait donc à Zapatto qu’à faire rire sans réciter de comédie, ni jouer d’un instrument sérieux. Voilà pourquoi les clowns jouent toujours d’instruments ridiculement gros ou ridiculement petits, qui ne vous sortent que trois ou quatre notes mingrelettes comme des hoquets de mirliton ou tonitruantes comme les cornes de brume des vapeurs transatlantiques. Tout à l’envers, je vous dis. Il y a des hommes qui se dévouent pour jouer les chefs, faisant le sacrifice de leur personne pour le bien commun (tu parles !), le clown, lui, dans cette distribution des rôles, fait le contre-modèle. Il fait don de sa personne à la nature humaine qui a tant besoin de démêler le vrai du faux. Qui, en effet, voyant le clown dans ses œuvres, ne s’exclame : “Ah! Ah! Non ! c’est pas vrai !” – et sans avoir besoin de conclure : “Quel clown!”, puisque c’est un clown. Réapprenant grâce au clown la jubilation assassine de la vérité. Sorte de panseur des petits bobos qu’on se fait quand on se cogne contre les murs de la réalité, de contrefacteur et de prédicateur comique au service de la vérité, le clown sacrifie sa dignité particulière sur l’autel sacré de la vérité collective. Ainsi sont nés les clowns, ainsi travaillent les clowns : dans la cour de récréation des petits, puis dans la cour de récréation des grands. Rigolos par dépit, rigolos par nécessité, rigolos par sacerdoce...

Que se passe-t-il en effet dans le tréfonds du cœur du clown ? Qui s’en soucie ? On dit souvent que les clowns, ces personnages qui nous amusent tant, sont tristes. Drôles pour nous et tristes pour leur propre compte. Vous savez maintenant pourquoi. Que voit-on en effet du sentiment du clown derrière son maquillage ? Rien. Peut-être se morfond-il quand il nous fait rire. Et quand il se met à pleurer, cela nous fait rire encore davantage. Mais peut-être pleure-t-il pour de vrai... C’est qu’il n’a pas le droit d’être triste, le clown. Seulement pour amuser. Même si ce n’est pas pour rire. Mettez-vous à la place de quelqu’un de très malheureux qui n’arrive à rien, qui manque tout ce qu’il fait... et qui est obligé de faire rire de sa maladresse. Ça ne doit pas être drôle tous les matins. L’autre jour, j’entendais mon voisin le clown dire à son voisin :
- Est-ce que tu crois que ça me plaît de trouver tous les soirs des vers de terre dans ma soupe ? Et la souris verte qui trottait dans l’herbe que tu as mis dans l’huile de mon moteur après l’avoir trempée dans l’eau du caniveau? Est-ce que tu crois que je ne connais pas la chanson? Est-ce que tu crois que, parce je suis un clown, je ne souffre pas, que je n’éprouve pas de la peine quand on met de la moutarde dans mon café et du ketchup sur mes fraises ?
Il avait l’air d’être très sérieux...

Ça lui ronge les sangs à la longue. Ces blagues dont il a l’air si fier. Bien obligé de continuer à les raconter pour gagner sa vie de clown. Le clown amène sa voiture au garage. Vous savez ? sa voiture dont il est si content avec son pot d’échappement qui fume comme une cheminée d’usine et sa portière qui ouvre sur le toit :
- Monsieur le garagiste, ma voiture est en panne, elle marche presque normalement,



fait-il en gémissant.
Que lui dit le garagiste ?
- Monsieur le clown, si je répare votre voiture, comment saura-t-on que c’est la vôtre ? Pour réparer une voiture de clown, il faut des pièces de rechange de clown et je ne suis qu’un simple mécanicien de voitures qui marchent... enfin... qui ne marchent pas, quoi...

Le clown déclare sa flamme à celle qu’il aime. Bien sûr, il retire son nez. Pour faire comme tout le monde. Que lui dit la belle ?

- Ah ! je te préférais au naturel, avec ton vrai nez de clown ! Et elle part d’un grand éclat de rire pour bien goûter la jouissance perfide de sa vilaine moquerie...

Alors, quand il rentre sur la piste du cirque, le cœur gros comme ça, les rires que sa seule vue déclenche sont parfois comme autant d’aiguilles qui s’enfoncent sous sa peau. Oui, riez du clown, pour la peine qu’il se donne à nous amuser. Pour son gros cœur meurtri d’amour dépité et d’espérance déçue. Pensez au clown caché derrière le clown, à sa tristesse maquillée en jobardise, à son rimmel qui coule sur son masque de rigolard, à son nez distingué qui se cache sous sa truffe rutilante, si ronde et si rouge à force de jouer les jocrisses... À ses grosses lèvres de zozo, beurrées de zinzolin, qui zézaient ses étonnements d’enfant et qui affichent la bouffonnerie en permanence. Essayez voir un peu, avec des lèvres pareilles, vous aurez beau tirer une tête comme ça, qui peut prendre votre malheur au sérieux ? Certainement pas ceux qui sont venus vous voir pour se payer une bonne tranche de rire sur votre dos. Le clown colle à la peau du clown, tellement que personne ne peut le comprendre et qu’il est l’homme le plus seul au monde. Tout lui pèse, même le rire. Surtout le rire...

C’est pourquoi, fatigué de tout et fatigué de lui, il décide parfois de se retirer du monde. Sans doute continue-t-il d’exercer son métier. Par habitude et par nécessité. Comme le tour du potier qui continue à tourner sur son axe alors que le pot est terminé. Mais il n’habite plus son corps de clown. Il est ailleurs. Dans cette île lointaine, loin des hommes qui rient, là où se retrouvent les âmes des clowns. Au paradis des enfants. Car les vrais, les seuls, les indéfectibles amis, les protecteurs des clowns, ce sont les enfants, n’est-ce pas ? A qui le clown demande-t-il son chemin quand il est perdu sur la scène du cirque et qu’il se croit dans la grande forêt ? Qui prévient le clown quand un méchant lui a tendu un piège, ou quand il va s’empêtrer dans les lacets de ses chaussures qu’il a oublié d’attacher ? Les enfants, bien sûr. C’est pourquoi le clown n’a pas si mal répondu à la question du petit Alexandre. Les clowns ne sont pas des adultes comme les autres. Ce sont les grands enfants des petits enfants.





Votre papa qui vous aime pour toujours