|
|
Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire
Les deux clowns
Épiménide et Aristodème étaient les deux plus gros rigolomenteurs du pays.
Ils rigolomentaient comme ils respiraient.
Ce que cela peut être fatigant découter quelquun qui narrête pas de raconter des bobards ! Mais on finit par shabituer. Et puis on se dit que cest aussi une manière de connaître la vérité. Par labsurde. La vérité est au moins autre que ce quÉpiménide et Aristodème racontent, puisquils affabulent constamment. Cest toujours ça de pris. On se dit aussi quavec eux, somme toute, on nest pas trompé. Ainsi, quand Madame Socrate était sur le point de sortir le matin pour aller au bureau et quelle entendait Épiménide sexclamer dans la cour : Ah ! ce quil fait
beau aujourdhui ! elle mettait son imperméable et prenait son parapluie . Et quand, rentrant le soir, elle entendait Aristodème crier : On a ga-gné ! On a ga-gné ! elle savait que Monsieur Socrate, son mari, serait dune humeur massacrante parce que léquipe de foot locale avait encore perdu. Épiménide et Aristodème étaient plutôt reposants. Comme des baromètres dont on aurait inversé les écritures. Un vrai mensonge, en effet, cest quoi ? Cest une cerise qui, trônant sur un gâteau de vérité,
se donne pour ce quil nest pas et passe comme une lettre à la poste. On ny fait même pas attention ou on le gobe avec délices, avalant même quelquefois le noyau. Un océan de mensonges, ce nest pas un mensonge, cest un océan, cest une fable.
Épiménide et Aristodème, qui étaient les meilleurs amis, samusaient parfois à faire des concours de mensonges.
-Je te parie, disait Aristodème à Épiménide, que tu nes pas cap de faire un mensonge plus gros que moi !
- Chiche ! répliquait Épiménide. Trouvons un endroit bien dégagé. Tiens ! allons sur le terrain de foot et nous allons nous affronter à la loyale.
Parce quentre rigolomenteurs de vocation, à la différence de ce qui peut se passer chez les amateurs, qui ne font que des mensonges doccasion ou des mensonges calculés, des mensonges ordinaires, le mensonge de professionnel obéit bien entendu à des règles strictes. Cest un art.
Épiménide et Aristodème faisaient dabord un tour de terrain de foot pour séchauffer et se fortifier le souffle puis, après quelques assouplissements, senvoyaient quelques répliques, comme les héros dHomère, pour se mettre en jambes, et quand ils étaient prêts, commençaient la bataille.
- Tu vas voir, attaquait Épiménide, je suis le plus gros menteur du
monde.
- Tu parles ! répliquait Aristodème, tu nes même pas capable de faire un mensonge plus gros quune part de pizza !
- On va voir ce quon va voir ! reprenait Épiménide. Tiens je vais téléphoner au Président de la République ! Ne bouge pas et regarde moi !
Il alla mettre une pièce de monnaie dans le taxiphone qui se trouvait près des vestiaires et se mit à parler très fort pour faire profiter Aristodème de sa conversation avec le Président de la République :
- Allo ! Monsieur le Président ? sépoumonait-il, cest Épiménide, vous vous souvenez ? votre camarade décole. Mais oui ! cest ça ! Épiménide le Crétois. Comment allez-vous ?
On entendait sa voix résonner dans le stade vide. Il faut dire quil était assez convaincant ! Il savait tourner une interrogation, placer une exclamation, mettre de la vie dans ses bobards avec tellement dart quon était presque obligé dy croire.
- Je vous appelle, poursuivait-il, parce que mon copain Aristodème ne veut pas croire que nous avons gardé les oies ensemble. Dites-lui que cest vrai. Tu vois, Aristodème ! Il dit que oui !
Épiménide raccrocha le combiné et revint vers Aristodème qui lattendait dun air goguenard.
- Alors ! tu vois que jai téléphoné au Président de la République ! fit-il triomphant.
- Ah ! ça ne prend pas ! répliqua Aristodème. Je tai vu récupérer ta pièce quand tu as raccroché. Cétait du chiqué ta conversation ! Mais moi ! je vais téléphoner à la Reine dAngleterre . Regarde ! Passe-moi ta pièce.
Il décrocha le taxiphone et se mit à dégoiser dans une langue quEpiménide ne comprenait pas. Et la conversation durait, durait. Aristodème tenait vraiment à montrer à son complice quil connaissait la langue de Shakespeare comme sa poche.
- Quest-ce que tu lui racontes à la Reine dAngleterre, demanda-t-il ?
- Cest au sujet de son fils, le Prince Charles. Elle lui cherche une épouse sérieuse, qui ne fume pas et qui nait pas de pellicules (comme l'autre). Je lui ai dit que ma soeur répondait à ce signalement. Elle paraît intéressée, elle ma demandé son facteur rhésus et son groupe sanguin...
Aristodème était assez fortiche lui aussi, il ne parlait évidemment pas mieux langlais que vous et moi, mais il y mettait si bien le ton quon suivait son discours comme sil avait été sous-titré.
- Tu ne te vois quand même pas en beau-frère de la Reine dAngleterre ! objecta Épiménide. Un fieffé menteur comme toi !
- Mais si ! justement ! Tout le monde trompe tout le monde dans cette famille, je ne détonnerai donc pas !... Mais je vois que la jalousie ta fait marcher dans mon histoire. Cela ten boucherais un coin de me voir à la télé en train de remettre lordre de la jarretière à Elton Jones ou en train de jouer au golf avec la Reine-mère, hein ! Un à zéro, mon vieux ! Tu as perdu !
Épiménide navait pas dit son dernier mot.
Il savait quAristodème était un sacré menteur. Presque aussi bon que lui. Celui-ci lavait même battu plusieurs fois. Il usa donc de sa botte secrète.
Il avala le bobard dAristodème, mais il savait bien quil était impossible de téléphoner aussi longtemps en Angleterre avec une seule pièce. En réalité, il fit semblant davaler le mensonge dAristodème et le garda dans sa joue comme on garde une vieille chique de tabac en buvant un demi de bière. Seulement voilà ! il comptait bien, maintenant que cétait à lui dinventer une histoire pour en faire un mensonge le plus gros possible, à la façon dont on souffle des boules de bubble-gum, utiliser le mensonge dAristodème pour rendre le sien deux fois plus gros. (De même quavec deux chewing-gums on fait des bulles plus grosses quavec un seul). Donc, après sêtre concentré plusieurs minutes et ayant pris une inspiration à pleins poumons, il souffla un mensonge tel quAristodème nen avait jamais vu daussi g r o s.
Aristodème fut bien obligé dadmettre sa défaite.
Vous voudriez savoir quel était ce mensonge aussi extraordinaire, ce mastodonte, ce dinosaure de mensonge. Malheureusement, la page ne serait pas assez grande pour le représenter, ni la plus grosse
bulle dont je dispose dans mon ordinateur pour le contenir. Il faudrait que je vous le raconte avec une longue-vue, mais à condition que vous puissiez regarder, comme on dit, par lautre bout de la lorgnette pendant que je parle (et vous risqueriez alors de ne pas voir la morale de cette histoire à la bonne échelle). Les papas qui racontent des histoires pour leurs enfants chéris nont pas, comme les fabricants dannuaires téléphoniques en Californie, de ces astrophomètres, livrés avec lannuaire, qui permettent daccommoder tous les caractères à tous les yeux.
Vous êtes donc obligés de me croire sur parole...
Bon. Vous vous demandez peut-être de quoi ils vivaient cet Épiménide et cet Aristodème, ces Bouvard et Pécuchet du bobard. Mentir, cest bien beau (si je puis dire, je mexpliquerai plus loin), mais ça ne nourrit pas son homme. Car vous avez remarqué que les mensonges dEpiménide et dAristodème ne faisaient de mal à personne et, finalement, noccupaient queux-mêmes. Cétaient des mensonges dinnocents. On ne peut pas dire la même chose des vrais mensonges, ceux quon fait dans la cour de lécole ou quon raconte à la télévision, par exemple. Eh bien, ils vivaient de petits boulots, le Maire leur donnant parfois un C.E.S. (Contrat Emploi solidarité) pour balayer les feuilles quand cétait lautomne, ou un T.U.C (Travail dUtilité Collective) ou un T.I.G. (Travail dIntérêt Général) ou un T.A.G. (Travail Assez Gondolant) à condition quils ne taggent pas les murs avec et quils nen fassent ni tic ni T.O.C. (Trouble Obsessionnel Compulsif). Parfois aussi, ils conduisaient le bus de ramassage scolaire . Vous pensez bien que les enfants adoraient nos deux compères avec leurs histoires à dormir debout.
Mais Monsieur le Maire leur avait interdit de raconter des histoires quand ils conduisaient. Cest dire quils ne vivaient pas de leur talent, car personne ne les prenait véritablement au sérieux. Et pourtant...
*
Un jour - cétait un samedi matin de grisaille, jour de Saturne où rien ne réussit aux humains, alors que tous les villageois faisaient la grasse matinée - ce quil faut bien appeler une soucoupe volante, même si cela ne ressemblait pas tellement à une soucoupe, atterrit sur le terrain de foot. Il en descendit des êtres bizarres qui ressemblaient vaguement à des humains. Cétait, dit quelquun, des habitants de la planète Saturne. Que venaient-ils faire sur la terre ? un samedi ? Quespéraient-ils y trouver quils navaient pas chez eux ? Mystère . Tous les habitants sortirent de leur lit pour voir ce qui se passait, le ciel étant devenu soudainement encore plus sombre, comme si la nuit allait tomber à dix heures du matin. La soucoupe nétait pas très grande, mais elle contenait une quantité invraisemblable de saturniens qui descendaient à la file sur une espèce de toboggan. Ils eurent bientôt rempli tous les gradins du stade. Tous les saturniens ne se ressemblaient pas. Les premiers et les derniers à descendre étaient habillés de manière uniforme et tenaient à la main une sorte de stylo quils brandissaient comme une arme. Ceux-là se disposèrent en rangs sur la pelouse.
Ce qui était frappant chez les saturniens, cétait leur mine terreuse, couleur de plomb, et linfinie tristesse qui se dégageait de leurs traits et de leur maintien. Leurs faces immobiles et leurs silhouettes grises, tout cela donnait à leur débarquement un sens encore plus inquiétant. On aurait dit une armée de momies échappées de leurs bandelettes et de leurs sarcophages, à qui la tombe aurait fait oublier le goût de la vie et qui seraient revenues sur terre sans trop savoir pourquoi. Et puis, curieusement, on pouvait remarquer que certains dentre eux avaient des excroissances en forme de saturniens qui leur poussaient sur le corps, comme des phasmes en formation sur des corps de phasmes.
Qui étaient-ils donc ? Et que voulaient-ils donc ? La manière méthodique dont ils avaient débarqué montrait quils avaient un plan ou quils exécutaient des ordres. Le plus petit dentre eux sortit enfin du rang et à laide dun porte-voix à traduire automatique demanda, dune voix mécanique, éteinte, monocorde, cérusée, sans montrer aucune émotion, à rencontrer les Autorités.
Le Gros Maire, entouré de plusieurs membres du conseil municipal (certains étaient encore en pyjama), se présenta.
-Nous-sommes-les-saturniens-les-habitants-de-Saturne.
Nous-avons-fait-le-tour-des-galaxies.
Sur-les-planètes-qui-sont-habitées-nous-navons-rencontré-que-des-gens-comme-nous. Martiens-neptuniens-et-autres-uranistes.
Puis un silence pesant se fit entendre.
-Mais-on-nous-a-dit-que-vous-les-terriens-vous-étiez-différents
reprit le Porte-voix dun ton monocorde.
Il-paraît-que-vous-savez-rire.
Est-ce-exact ?
Le Gros Maire, embarrassé, ne savait trop que répondre. Si je réponds que nous savons rire, pensait-il, ils vont croire que nous ne sommes vraiment pas des gens sérieux. Car eux, avec leurs têtes denterrement, ils ont lair dêtre on ne peut plus sérieux, pour ne pas dire plus. Alors, il se décida à répondre que, euh..., normalement, ils ne savaient pas trop rire. Et que ceux qui avaient su rire, autrefois, avaient presque oublié. Et il se souvint quil y avait, à la bibliothèque municipale, un ouvrage qui avait pour titre Poèmes saturniens. Il lenvoya chercher et le montra triomphalement au Porte-voix.
Et lut :
On a beaucoup raillé sans penser que souvent
Le rire est ridicule autant que décevant...
Or ceux-là qui sont nés sous le signe de Saturne
Fauve planète, chère aux nécromanciens...
Ont entre tous...
Bonne part de malheur et bonne part de bile...
- Vous voyez, nous aussi, sommes saturniens reprit le Gros Maire en suant toute leau (ou toute la bière ) quil avait dans le corps - certes, moins saturniens que vous - puisque cest un terrien qui a écrit ce livre qui suinte un spleen à couper au couteau...
-Nous-sommes-très-très-déçus
répondit le Porte-voix.
Ce-nest-pas-du-tout-ce-que-nous-nous-attendions-à-trouver-chez-les-terriens.
Et-nous-ne-sommes-pas-venus-pour-cela.
reprit-il de sa voix mécanique.
Le-problème-avec-nous-cest-que-nous-saturnisons-tout-ce-que-nous-touchons-leau-le-pain-les-plantes-les-animaux-et-bien-entendu-les-humains.
Je-vais-vous-expliquer.
Il-y-a-eu-une-révolution-sur-Saturne.
Voici-bientôt-deux-mille-ans-un-saturnien-a-réussi-à-persuader-tous-les-saturniens-que-le-saturnisme-nétait-pas-une-fatalité-et-quil-y-avait-quelque-part-une-Planète-promise-où-nous-pourrions-trouver-le-remède-à-notre-saturnisme.
Ce-qui-en-réalité-nous-complique-beaucoup-la-vie-car-auparavant-nous-étions-des-saturniens-saturniens-sans-complexe-et-sans-le-savoir-et-nous-nous-tenions-tranquilles.
Maintenant-que-nous-savons-nos-ingénieurs-ont-construit-ce-que-vous-appelez-des-soucoupes-volantes-pour-explorer-les-planètes-et-les-galaxies.
Depuis-deux-mille-ans-nous-cultivons-une-espérance-désespérée-qui-nous-fait-rechercher-le-bonheur.
Et-comme-nulle-part-nous-ne-trouvons-le-remède-attendu-nous-ne-faisons-que-répandre-notre-tristesse-notre-amertume-notre-mélancolie-notre-tædium-vitæ-notre-poisse-sur-toutes-les-planètes.
Nous-saturnisons-tout-ce-que-nous-approchons.
Ce-nest-donc-pas-des-saturniens-des-semblables-à-nous-que-nous-cherchons-chez-les-terriens-nous-cherchons-des-terriens-joviaux-(Jupiter-comme-vous-le-savez-étant-inhabitée)-qui-sauraient-mettre-un-peu-dinsouciance-dans-notre-espérance-un-peu-de-fantaisie-dans-nos-vies-un-peu-dirresponsabilité-dans-nos-actions.
Bien-malgré-nous-nous-allons-mettre-de-la-désolation-sur-cette-planète-vous-saturniser-puisque-nous-saturnisons-tout-ce-que-nous-touchons-vous-donner-le-baiser-de-Judas-du-désenchantement.
Car-ainsi-que-la-dit-un-de-nos-philosophes :
Lespoir-est-le-plus-grand-malheur-et-le-désespoir-le-plus-grand-bonheur.
- Mais quest-ce que vous allez faire ? demanda le Gros Maire inquiet.
-Nous-allons-vous-mettre-du-plomb-dans-la-cervelle.
- Comment ? tout ce qui fait le prix de la vie va donc disparaître ? demanda le Gros Maire. Mais comment vivre sil nous faut espérer en cessant despérer ? Car nous autres, terriens, nattendons pas la lune ni la fin des temps. Un bonheur de quatre sous nous suffit et une petite parousie pour demain matin. Que vais-je devenir si je nai plus la salive qui me vient à la bouche quand je regarde une côtelette ? Si je nai plus le cur qui bat quand je monte lescalier ? Si je nai plus des visions de paradis entre la coupe et les lèvres ? Si je ne roule pas un peu déjà dans le cabriolet de mes rêves quand, chaque mois, jéconomise sur mes indemnités ? Si lidée du demi de bière qui mattend à la fin du conseil municipal ne me donne plus la patience de faire semblant découter les élus de lopposition ?
Le Gros Maire était ce quon appelle un bon vivant, on pourrait même dire un bon terrien. De même quon voit se dérouler en accéléré le film de sa vie juste avant de mourir, toutes les bonnes choses quil aimait tant défilèrent devant ses yeux.
Fallait-il vraiment dire adieu à tout cela ? La vie vaudrait-elle la peine dêtre vécue si lenfant qui vagit après le sein de sa mère ne prenait plus plaisir à y trouver le lait, la chaleur et la tendresse ? Sil cessait de faire Abeu ! abeu ! et de gazouiller en attrapant son pied ? Si le garnement ne pouvait plus mettre ses doigts dans son nez, coller ses chewing-gums sous la table et tirer les sonnettes des concierges ? Si le coeur de la demoiselle cessait de battre pour son damoiseau ? Si les avares se mettaient à dilapider et si les porteurs de chapeau cessaient de prêcher ? Si les vieux se fatiguaient dintriguer pour devenir sénateurs et les notables pour devenir académiciens ?...
Cest alors quapparurent nos compères Épiménide et Aristodème qui revenaient dune promenade à la campagne sur leurs vieux vélos.
Ils avaient bien sûr remarqué quil y avait beaucoup de monde dans le stade alors quaucun match nétait prévu, mais ils sétaient lancés, sans sen soucier autrement, dans une course sur la piste qui faisait le tour du terrain de foot.
- Le premier arrivé gagne un chewing-gum ! cria Aristodème.
Les deux énergumènes étaient tellement drôles sur leurs vieilles bécanes bringuebalantes, cliquetantes, cahotantes, pédalant comme des dératés pour une course dérisoire sans même sapercevoir que la planète était en danger et que son sort se jouait à linstant même dans le stade - et sans sapercevoir aussi que tout le monde les regardait -, que le maire, incapable de se contenir, oubliant la gravité de la situation (ou peut-être pour sen libérer) partit dun énorme rire qui lui secoua le ventre et les épaules et quil narrivait absolument pas à maîtriser.
Cest alors quil se passa quelque chose de tout à fait inattendu. Alors que tous les habitants redoutaient la réaction de colère que ce rire intempestif ne pouvait manquer de provoquer chez les saturniens, ceux-ci, qui avaient des yeux télescopiques, (comme des astrophomètres) déployèrent les pédoncules de leurs globes oculaires comme un seul homme pour observer le Gros Maire en train de rire. Spectacle quils navaient évidemment jamais eu loccasion dobserver et quils avaient fini par considérer comme une fable de consolation quun de leurs prophètes avait inventé un jour de grand désespoir. En un éclair, ils eurent le sentiment, confus mais indiscutable, davoir touché la Planète promise, cette Planète sans mal qui existait donc bel et bien.
Le Porte-voix, lui, se penchait pour observer le Gros Maire qui se roulait par terre de rire afin de ne pas perdre une miette de ce spectacle extraordinaire. Quand le Gros maire se fut un peu calmé, relevé et eut essuyé la poussière de son habit, le Porte-voix, inquiet, demanda :
-Ça-ne-va-pas-vous-vous-sentez-mal-faut-il-appeler-un-médecin ?
- Mais non ! répondit le Gros Maire un peu embarrassé, je vais très bien !
-Que-vous-est-il-arrivé ?
- Mais, rien ! jai seulement été pris dun fou-rire.
-Un-fou-rire ? Il-faut-donc-appeler-lasile-des-fous ?
- Mais non ! un fou-rieur nest pas un fou qui rit. Le fou-rire est passager et nest absolument pas dangereux !
-Quand-on-voit-un-saturnien-se-comporter-ainsi-nous-diagnostiquons-aussitôt-lépilepsie-ou-une-piqûre-de-tarentule.
Pourquoi-cette-crise-alors ?
- Mais cest à cause de ces deux loustics sur leurs vélos ! Épiménide et Aristodème ! Ils sont vraiment im-pay-ables !
-Expliquez-moi-comment-le-fait-de-regarder-deux-coureurs-cyclistes-peut-vous-communiquer-cette-maladie.
- Mais une crise de rire nest pas une maladie ! Cest tout le contraire. Cela vous plonge dans un bonheur qui vous fait oublier en un instant tous vos soucis.
-Mais-cest-exactement-ce-que-nous-cherchons !
Comment-faut-il-faire-pour-rire ?
demanda le Porte-voix de sa voix toujours aussi monocorde, aussi mécanique, aussi revenante quune porte de prison.
- Eh bien il suffit de voir ou dentendre quelque chose de drôle ! répondit le Gros Maire sur le ton de lévidence.
-Mais-quappelez-vous-quelque-chose-de-drôle ?
- Mais quelque chose qui fait rire, quoi !
Vous avez compris quil est bien difficile dexpliquer le rire a quelquun qui na jamais ri.
Le Gros Maire réalisa la difficulté et se dit quil était incapable, tout rieur et bon vivant quil était, de faire comprendre ce quétait le rire. Il eut alors lidée de téléphoner au professeur Durasec qui, lui, saurait expliquer le rire aux saturniens.
Le professeur Durasec était aussi sec que le Gros Maire était gros. Pour lui, tout devait avoir une équation ou devait être réductible à quelque proposition simple. Cétait un spécialiste mondialement reconnu des problèmes de robinets que, malheureusement, la vogue, certes sur le déclin, des mathématiques modernes, avait un peu fait oublier. Le Gros Maire faisait toujours appel à lui quand il y avait un fuite deau. Le professeur Durasec se fit apporter un tableau noir et entreprit dexpliquer le rire au Porte-voix.
- Cest très simple, commença-t-il en dessinant un graphe. Quand vous riez, votre taux de stimulibiline augmente et, dans le même temps, votre taux de sensibiline diminue. Le résultat est mathématique : plus par moins ça fait moins. Si bien que vous perdez toute retenue et que vous vous mettez à vous bidonner de bidonnante manière comme si, par magie, tous vos soucis sétaient envolés. Et cest bien ce qui se passe puisque vous ny pensez plus. Le rire, conclut le professeur Durasec, péremptoire, nest rien dautre que livresse de se savoir au-dessus du savoir.
Vous imaginez bien que cette explication, sans doute ingénieuse et peut-être convaincante pour certains habitants de la planète terre, ne pouvait pas être comprise par quelquun qui navait jamais ri, et certes pas par un saturnien, fût-il le plus lucide et le mieux luné qui soit.
Le Porte-voix se retourna vers le Gros Maire et dit :
-Pour-nous-autres-ces-explications-sont-impénétrables.
Cest-du-terrien !
Cela-nous-fait-une-belle-jambe-de-savoir-ce-que-vous-ressentez-quand-vous-riez-mais-cela-ne-nous-dit-pas-pourquoi-vous-riez.
Le professeur Durasec, un peu agacé, revint alors sur sa démonstration.
- Cest très simple, reprit-il, le rire jaillit sous leffet de la surprise. Cest la première condition. Mais tout ce qui surprend ne fait pas rire, bien entendu. Par exemple une contravention sur votre pare-brise. Il faut donc une autre condition. Il faut que cette surprise soit inoffensive. Mais cela ne suffit pas encore. Ce qui fait rire, cest le ridicule, comme de juste. Mais nest pas ridicule, grotesque, absurde, insensé nimporte quoi. Ce qui est ridicule cest lindividu qui ne répond pas convenablement à la définition de lêtre humain, soit dans son apparence physique, soit dans son attitude. Le rire est provoqué par une surprise inoffensive causée par un semblable qui nest pas conforme : un semblable qui nest pas semblable. Ce quun de nos philosophes a exprimé ainsi : le rire naît de quelque laideur ou quelque défaut qui ne cause ni frayeur ni danger.
-Il-y-a-donc-chez-vous-les-terriens-de-tels-individus-qui-font-tout-de-travers-ou-qui-sont-tout-de-travers ?
- Euh..., oui, répondit le professeur Durasec, nous les appelons des clowns. Les enfants les adorent. Ce sont des grands qui font tout comme sils nétaient pas des adultes. Ils arrivent sur la scène du cirque en disant : Bonjour les enfants ! Comment ça va ? Vous allez bien ? Alors, les enfants, tous en choeur, répondent : OUOUOUI ! Ils adorent les clowns parce quau lieu dêtre comme des parents qui sont toujours en train de dire : Ne fais pas ci, ne fait pas ça ! Mets pas tes doigts dans ton nez ! Dis bonjour à la dame ! Ne parle pas la bouche pleine ! Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler ! ce sont des grands qui font les enfants des enfants. Alors, quand le clown blanc, celui qui a un chapeau pointu, fait une farce à son copain, le clown qui a le nez rouge et petit chapeau rond et que celui-ci, bien sûr, na rien vu, les enfants crient : Attention ! attention ! il va te renverser le seau deau sur la tête ! Ou bien le clown au petit chapeau arrive avec une brouette et sort dune vieille valise cabossée une montre grosse comme une horloge en disant : Vous avez vu les enfants, comme elle belle ma montre neuve ? Elle marche très bien, mais je dois la remonter tous les quarts dheure. Comme elle est très grosse et comme je ne men sépare jamais, je la promène dans ma brouette. Ce qui fait bien rire les enfants. Il sort alors de la valise une clé grande comme une poële à frire
et se met à remonter cette montre burlesque dont il est si fier en demandant : Les enfants, savez-vous la différence entre une montre et une horloge ? Les enfants lui crient alors : OUOUOUI ! Une horloge cest cent fois plus gros quune montre ! Ah ! malheur ! s'exclame alors le clown, je croyais que cétait le contraire et jai promis à ma mère de lui en envoyer une par la poste. Je narriverai jamais à la glisser dans la boite à lettres !
-Nous-les-saturniens-dit-le-Porte-voix-nous-navons-pas-de-clowns.
Nous-faisons-toujours-tout-à-lendroit-dès-le-berceau.
- Mais si vous voulez vous payer du bon temps, dit le professeur Durasec, et quitter cet air funèbre, il faut pourtant bien que vous cessiez de voir le monde comme il est, triste, cruel, désespérant.
-Mais-nous-ne-savons-pas.
Notre-cerveau-est-fait-uniquement-pour-comprendre-la-réalité-telle-quelle-est.
Et-jamais-telle-quelle-nest-pas.
Nous-mettons-un-signe-dans-notre-tête-à-la-place-de-chaque-chose-et-de-chaque-idée-et-ce-signe-ne-désigne-que-cela.
Nous-ne-pouvons-donc-pas-nous-tromper.
Sur-Saturne-tout-est-réglé-comme-du-papier-à-musique.
Seulement-ce-que-vous-appelez-la-musique-vous-autres-terriens-et-que-nous-entendons-parfois-qui-monte-jusquà-nous-à-travers-les-sphères-célestes-nous-ne-pouvons-lapprécier.
Nous-suivons-les-lignes-sans-jamais-les-quitter.
Il-ny-a-pas-de-jeu-dans-nos-mots-ni-de-musique-dans-nos-voix.
Rire-et-chanter-nous-sont-aussi-étrangers-que-raconter-des-histoires-et-danser.
Vous imaginez la suite. Pour apprendre à rire aux malheureux saturniens, il fallut les renvoyer à lécole. Et vous devinez qui étaient les professeurs : Épiménide et Aristodème, bien sûr, qui furent nommés ministres du rire dans le nouveau gouvernement. Si beaucoup de terriens daujourdhui sont tristes, cest que les saturniens ont fini par se fondre parmi les terriens et que, peu doués pour le rire, ils ne comprennent pas toujours les bonnes blagues des Épiménide et des Aristodème qui, heureusement, sont là pour nous dérider. Mais comment savoir si lon a des ancêtres saturniens ? Facile ! Voici un test encore plus fiable que celui des empreintes génétiques - vous savez ? cette carte didentité avec photographie que nous avons dans toutes les cellules de notre corps. Je vais vous raconter une histoire drôle. Si vous ne la trouvez pas drôle, cest que vous avez des ancêtres saturniens. Si vous la trouvez à moitié drôle, cest quil y a des antécédents saturniens dans votre famille paternelle ou dans votre famille maternelle. Et si vous la trouvez franchement drôle, alors vous êtes de ces terriens joviaux (ou joviens) qui font la vie belle à leurs semblables. Alors, voici mon histoire.
Cest le clown de tout à lheure qui demande aux enfants :
- Dites-moi les enfants, avez-vous parfois le hoc !.., le hoc ! ..., Ah! je narrive pas à le dire. Avez-vous parfois le hoquet ?
- OUOUOUI ! répondent en choeur les enfants.
- Ah ! cest bien gênant, hein, le hoquet. Impossible denfiler une aiguille ou de mettre ses chaussettes... Bon ma soeur avait le hoquet depuis trois jours. Est-ce que vous connaissez des remèdes contre le hoquet les enfants ?
- OUOUOUOUI ! On dit avale une cuiller de sucre en poudre avec du vinaigre... On dit sept fois sans respirer : Jai le hoquet, Dieu me la fait. Je ne lai plus !... On fait très peur à celui qui a le hoquet....
- Justement ! reprend le clown. Ma soeur avait le hoquet. Je vais voir le pharmacien pour lui demander un remède contre le hoquet. Et voilà quil me retourne une grande claque dans la figure pour me faire peur ! Aïe, aïe, aïe ! Jen ai encore la joue toute rouge, vous voyez ? Je navais pas eu le temps de lui dire que ce nétait pas moi, cétait ma sur qui avait le hoquet !... Cela mapprendra à moccuper de ma sur...
|
|