Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire

Petite histoire pour Célia, Daphné et Alexandre

Koko,
la petite fille qui tenait un crayon


Koko était un boud’chou dont le petit nez coquin annonçait l’intelligence. Elle menait sa vie avec une conviction qui faisait l’admiration de ses parents. “Maman, disait-elle, n’oublie pas de m’acheter des crayons. Le rouge est complètement usé et la mine du vert casse dix fois par jour !...” Car Koko n’était pas rentrée de l’école qu’elle se mettait déjà à dessiner. Comme d’autres tirent la ficelle ou s’écrasent devant la télé. Les oiseaux, les papillons et les petits lapins s’échappaient de ses crayons et, après s’être étiré et frotté les yeux, peuplaient la feuille de papier que Koko avait posée devant elle.

Dessiner, c’est magique. Il n’y a rien et toc ! il y a quelque chose. J’ai l’impression que le Bon Dieu n’a pas fait autrement quand il s’est mis au travail. La page était blanche et soudain un monde est né sous ses yeux. Quand on demandait à Koko où elle allait chercher toutes ces merveilles qui prenaient vie sous ses crayons, elle répondait qu’elle ne faisait que recopier ce qu’il y avait dans sa tête.

Vous ne me croirez peut-être pas, mais Koko dessinait aussi la nuit. Bien sûr, elle passait la nuit à dormir, comme tous les enfants, pour se reposer de tout ce qu’elle avait vu le jour. Mais elle avait eu l’idée de s’endormir en attachant un crayon à son poignet avec un fil de laine (un fil de laine et non une ficelle afin que celui-ci puisse se rompre facilement si Koko s’embobelinait en dormant) et de laisser une feuille de papier à portée de sa main. La nuit, on dort, bien sûr, mais on fait aussi des tas d’autres choses. On voyage, on rit, on danse, on vole dans les airs, on saute, on pleure parfois, on visite des mondes fabuleux, on remonte le temps, on vit des histoires surprenantes... ça aussi, c’est vraiment magique. Mais quand on se réveille le matin, tout cela a disparu quand vous ouvrez les yeux. Il faut même faire un effort pour arriver à sauver du naufrage les jardins merveilleux que nous avons visités pendant notre sommeil, comme si un malin génie s’acharnait à nous faire perdre la mémoire des paradis entrevus. De là à dire que tout cela n’est qu’illusion, il n’y a qu’un pas - que beaucoup franchissent. Mais Koko savait bien que tout ce qu’elle voyait en rêve était aussi vrai que tout ce qu’elle dessinait.

Or voici ce qui arriva. Koko se réveillait parfois - pas toujours, bien sûr - avec sa feuille couverte des formes et des personnages qu’elle avait vus en rêve. Elle disait alors que la fée du dessin lui avait tenu la main pendant la nuit. Elle n’avait souvent qu’à ajouter des couleurs ou parfois prenait comme modèle ce qui était griffonné sur sa feuille pour recomposer ce qu’elle avait vu en rêve. Un jour, alors que son petit frère lui avait cassé presque tous ses crayons en essayant d’ouvrir la serrure de la porte de la remise dont il avait perdu la clé, elle découvrit sur sa page de nuit (c’est ainsi qu’elle appelait la feuille qu’elle disposait sur sa table de nuit avant de s’endormir) un animal bizarre qui ne ressemblait vraiment à rien. Comment une telle bestiole peut-elle bien exister, se demanda-t-elle ? Parce que les chimères, les monstres et tout le tremblement, tout le monde sait comment c’est fait : vous prenez une tête de poisson, un corps de lion et des ailes de chauve-souris et vous avez un truc assez rigolo - et quelquefois assez terrifiant. La règle de fabrique se voit comme le nez dans la figure. Il y a toujours une tête qui dirige, des ailes, des pattes ou des nageoires qui déplacent, une bouche qui saisit et un corps digère et transforme (qui, par exemple, fait du chat avec de la souris). C’est assez facile. Quoique je ne sois pas très sûr que ce soit toujours la tête qui dirige, je me demande si ça n’est pas l’estomac. Koko, par exemple, qui était aussi très gourmande, avait aussi parfois l’impression que sa tête ne faisait pas toujours ce qu’elle voulait quand il y avait un paquet de bonbons sur la table. Sa maman lui avait bien dit de ne pas se gaver de sucreries, mais c’était plus fort qu’elle, comme si les bonbons étaient attachés les uns aux autres : tu en tires un et tu es obligé de finir tout le paquet.

Donc, Koko s’était réveillée avec sur sa feuille de nuit le dessin d’une bestiole qui n’avait ni queue ni tête. Ah ! question : s’il n’y a ni queue ni tête, peut-on dire qu’on est en présence d’une bestiole ? Je cherche dans ma tête pour voir si je trouve des bestioles sans queue ni tête. J’ai l’impression qu’une bestiole, ça commence, précisément, par quelque chose qui ressemble à une tête et que ça finit par quelque chose qui ressemble à une queue. Disons, peut-être, qu’on sentait que cette bestiole aurait aimé avoir une tête, mais qu’elle n’en n’avait pas. Donc pas de queue non plus (n’est-ce pas ?). Puis Koko était partie à l’école sans plus penser à la bestiole, après avoir rempli son cartable comme tous les matins. “Ah ! aujourd’hui, nous avons piscine, il ne faut pas que j’oublie ma serviette comme la semaine dernière !” Koko, comme tous les artistes, était quelquefois tête en l’air.

Quand elle rentra de l’école, elle se dit en posant son cartable : Tiens ! je vais aller voir cette curieuse bestiole qui était sur ma feuille de papier ce matin. Elle trouva bien la feuille de papier, mais l’animal avait disparu ! ça alors ! ai-je bien regardé ? Est-ce la feuille de ce matin ? Oui aucun doute. On dirait même qu’il y a encore les traces de l’animal sur la feuille... C’est alors que, sans que Koko s’aperçoive de rien, quelque chose se mit à remuer dans le panier du chat. Qui n’était pas là, lui non plus. C’était l’animal qui avait quitté la feuille de papier et qui avait décidé de vivre sa vie. Dans le panier du chat. Tout simplement. Quand il entendit Koko arriver (c’est donc qu’il devait avoir des oreilles, même si cela ne se voyait pas), il la reconnut tout de suite (c’est donc qu’il devait avoir des yeux, même si cela ne se voyait pas) et se mit à frétiller (c’est donc qu’il devait avoir une queue, même si cela ne se voyait pas). Vous savez, quand le bébé canard sort de sa coquille, il prend pour maman cane le premier être vivant qu’il voit. En général, bien sûr, c’est sa maman cane qu’il voit en premier et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Koko avait eu comme cela un caneton qui la suivait partout où elle allait et qui pleurait comme une Madeleine quand elle n’était pas là. Je crois bien que ce drôle d’animal que Koko avait dessiné en dormant avait décidé de faire la même chose. Il avait quelque raison supplémentaire, puisque c’est Koko qui lui avait donné forme - en dormant, certes, et sans le vouloir. Oui, mais personne ne lui avait demandé de sortir de la feuille de papier où il était dessiné à cet animal bizarre ! Maintenant que la chose était faite, il fallait bien faire avec. Qu’allait-il se passer ?

Koko était dans son bain, sans plus penser à l’animal, quand elle entendit remuer et gémir dans le panier du chat et crut entendre une voix malicieuse qui disait :
- Alors ? l’eau est bonne ? j’ai l’impression que tu as mis un peu trop de mousse!.. Tu vas couler ! Tu vas couler !
Elle pensa que c’était son petit frère qui la taquinait. Puis, après avoir enfilé son pyjama, elle s’installa à son bureau pour faire ses devoirs. La maîtresse avait dit : “Racontez une histoire qui vient de vous arriver”. Elle prit son plus beau bic, celui que son papa venait de lui acheter (qui avait la forme d’un poisson) et se mit à écrire l’histoire de ce drôle d’animal qu’elle avait trouvé sur sa feuille de papier ce matin. Elle commença donc. “Ce matin, a mon réveil...
- Je crois que tu as oublié un accent, entendit-elle alors.
Tiens ! c’est vrai, admis Koko, quand “a” n’est pas le “a” du verbe “avoir” nous a expliqué la maîtresse, il porte toujours un accent. Elle posa donc l’accent sur le “a”.
- Non, non ! pas un accent aigu, un accent grave !
Ah oui ! c’est juste, pensa-t-elle ; où ai-je donc la tête ? Et tout à coup, elle réalisa que quelqu’un lui parlait qui semblait lire par-dessus son épaule. Elle se retourna. Personne ! Bizarre.

Comment expliquer que cet animal étrange qui n’avait ni queue ni tête connaisse aussi bien l’orthographe ? Car c’est lui, bien entendu, qui parlait ainsi à Koko - qui n’avait pas encore remarqué qu’après avoir quitté la feuille de papier, celui-ci s’était installé dans le panier du chat. Ce qui était étonnant chez cet animal, c’est que, bien que ressemblant à une chrysalide, vous savez ces cocons qui emmaillotent les chenilles, il semblait avoir toutes les capacités sensitives, la vue, l’ouïe, le toucher, le sentiment et même l’orthographe. Alors qu’une chenille dort dans ses langes en attendant de briser sa cosse pour devenir papillon, l’animal, lui, était déjà doté de toutes ces facultés. Et quelles facultés ! C’est donc que sa vue et que son ouïe traversaient son enveloppe et que son intelligence, comme un rayon laser, traquait les fautes d’orthographe et lisait dans les pensées. Comment ? ça c’est une autre histoire. Peut-être à la manière des dauphins dont le sonar évalue aussi bien les distances que les sentiments. (Alors vous pensez, l’orthographe, pour lui, c’était du petit lait). Ceci ne nous dit pas comment cet animal qui ne ressemblait à rien savait autant de choses. Mais peut-être tout cela s’explique-t-il très simplement par la manière dont il était arrivé sur la feuille de papier de Koko. Souvenez-vous.

Lorsque Koko s’endort, elle attache un crayon à son poignet avec un fil de laine. L’animal était sur sa feuille de papier quand elle s’est réveillée. Il a donc pris le chemin des rêves de Koko pour venir dans le panier du chat. Mais c’est quoi le rêve ? Où se trouve ce pays qu’on appelle le “pays des songes” ? On ne peut évidemment pas dire que ce pays soit absolument inconnu. Le problème, c’est qu’on ne peut y aller qu’en dormant et quand on dort on ne peut se servir ni d’appareil photo ni de magnétophone, ni même de bloc-notes. La méthode que Koko avait inventée était donc la méthode la plus judicieuse qui ait jamais été imaginée pour partir en reportage dans ce pays mystérieux. L’animal était donc vraisemblablement un habitant jusqu’alors inconnu du pays des songes. Comment expliquer cependant que, depuis la nuit des temps que rêvent les humains, personne n’ait jamais parlé d’un animal aussi exceptionnel ? capable en même temps - ce qui est plutôt rare, avouons-le - de faire de l’humour et de connaître les règles de l’orthographe ?

Probablement cet animal était-il un mutant qui aurait dû normalement se transformer en papillon (puisqu’il semblait appartenir à la famille des cossidés), ou qui aurait dû se changer en petit pois - qui rondissent, eux aussi, enfermés dans leur cosse. L’évolution en avait décidé autrement. De génération en génération, toutes les créatures se reproduisent à peu près à l’identique, vous le savez ; les abeilles ressemblent aux abeilles et les haricots aux haricots. Mais il arrive, on ne sait trop comment, à la suite d’une erreur de lecture ou d’une faute d’orthographe le plus souvent (vous n’ignorez pas, j’imagine, que lorsque les créatures se reproduisent, elles écrivent une histoire en commun, voilà pourquoi il est très important de bien savoir l’orthographe) qu’un nouveau venu fasse son apparition qui ne ressemble à personne. C’est sans doute pour cette raison que l’animal de Koko, lui, à la différence de ses parents qui étaient peut-être dyslexiques, était si pointilleux sur l’orthographe. Mais ce n’est pas parce qu’on a des idées qu’on n’a pas de sentiments. Installé dans le panier du chat et considérant désormais Koko comme sa maman (non sans raison puisque sa mère naturelle ne le reconnaissait pas et que c’est Koko qui avait lui tendu la perche avec son crayon attaché à la main), il était bien décidé à ne pas laisser passer son tour.

Lorsque Koko réalisa enfin où s’était installé l’animal qu’elle avait dessiné dans son sommeil, qu’elle comprit que c’était lui qui parlait dans son dos et qu’elle vit qu’il n’avait d’yeux que pour elle (quand bien même on ne voyait pas ses yeux), elle se prit d’affection pour la drôle de bestiole. Ils devinrent les meilleurs amis du monde. Bien sûr, l’animal qui ne pouvait que rouler sur lui-même était-il un peu limité dans ses déplacements. Lorsque que Koko partait en balade en forêt, elle l’installait dans le panier de son porte-bagages. L’animal adorait. Et quand le vélo prenait de la vitesse on avait l’impression qu’il voulait faire comme les chiens qui passent le nez par la vitre ouverte de la voiture. Il ne mangeait rien et ne buvait rien : il ne vivait que de l’amour que Koko lui portait et de l’amour qu’il portait à Koko. Koko devint imbattable en grammaire. L’accord du participe passé et la concordance des temps n’avaient plus de secret pour elle. Mais ce qu’elle appréciait par-dessus tout, c’était l’humour de la bestiole. Même le chat, après avoir retrouvé son gîte, dut admettre que cette créature non comestible était d’excellente compagnie et de mœurs irréprochables. Elle était comme un baromètre de l’humeur familiale et devinait bien entendu quand Koko avait ne serait-ce qu’un tout petit chagrin. Elle trouvait toujours une histoire drôle ou une habile diversion pour dissiper son malheur. Et, quand cela ne suffisait pas, elle grimpait en roulant sur l’épaule de Koko et se blottissait en ronronnant au creux de son cou. Ce qui avait bien entendu pour effet de mettre du soleil dans le cœur de Koko. Je crois bien que cette bestiole sympathique, qui savait mettre l’humour au service du sentiment, être intelligente avec son cœur et bonne avec son intelligence, inconnue au bataillon des espèces répertoriées, c’était un mamourscâlins, de la famille des cœurpeluches, tout simplement, embranchement des doudousucrés... le compagnon rêvé des petits - et des grands.

Et l’histoire que la maîtresse avait demandée ? Koko préféra inventer une fable. Il est parfois difficile de se faire comprendre.




Votre papa qui vous aime pour toujours