Koko était un boudchou dont le petit nez coquin annonçait lintelligence. Elle menait sa vie avec une conviction qui faisait ladmiration de ses parents. Maman, disait-elle, noublie pas de macheter des crayons. Le rouge est complètement usé et la mine du vert casse dix fois par jour !... Car Koko nétait pas rentrée de lécole quelle se mettait déjà à dessiner. Comme dautres tirent la ficelle ou sécrasent devant la télé. Les oiseaux, les papillons et les petits lapins séchappaient de ses crayons et, après sêtre étiré et frotté les yeux, peuplaient la feuille de papier que Koko avait posée devant elle.
Dessiner, cest magique. Il ny a rien et toc ! il y a quelque chose. Jai limpression que le Bon Dieu na pas fait autrement quand il sest mis au travail. La page était blanche et soudain un monde est né sous ses yeux. Quand on demandait à Koko où elle allait chercher toutes ces merveilles qui prenaient vie sous ses crayons, elle répondait quelle ne faisait que recopier ce quil y avait dans sa tête.
Vous ne me croirez peut-être pas, mais Koko dessinait aussi la nuit. Bien sûr, elle passait la nuit à dormir, comme tous les enfants, pour se reposer de tout ce quelle avait vu le jour. Mais elle avait eu lidée de sendormir en attachant un crayon à son poignet avec un fil de laine (un fil de laine et non une ficelle afin que celui-ci puisse se rompre facilement si Koko sembobelinait en dormant) et de laisser une feuille de papier à portée de sa main. La nuit, on dort, bien sûr, mais on fait aussi des tas dautres choses. On voyage, on rit, on danse, on vole dans les airs, on saute, on pleure parfois, on visite des mondes fabuleux, on remonte le temps, on vit des histoires surprenantes... ça aussi, cest vraiment magique. Mais quand on se réveille le matin, tout cela a disparu quand vous ouvrez les yeux. Il faut même faire un effort pour arriver à sauver du naufrage les jardins merveilleux que nous avons visités pendant notre sommeil, comme si un malin génie sacharnait à nous faire perdre la mémoire des paradis entrevus. De là à dire que tout cela nest quillusion, il ny a quun pas - que beaucoup franchissent. Mais Koko savait bien que tout ce quelle voyait en rêve était aussi vrai que tout ce quelle dessinait.
Or voici ce qui arriva. Koko se réveillait parfois - pas toujours, bien sûr - avec sa feuille couverte des formes et des personnages quelle avait vus en rêve. Elle disait alors que la fée du dessin lui avait tenu la main pendant la nuit. Elle navait souvent quà ajouter des couleurs ou parfois prenait comme modèle ce qui était griffonné sur sa feuille pour recomposer ce quelle avait vu en rêve. Un jour, alors que son petit frère lui avait cassé presque tous ses crayons en essayant douvrir la serrure de la porte de la remise dont il avait perdu la clé, elle découvrit sur sa page de nuit (cest ainsi quelle appelait la feuille quelle disposait sur sa table de nuit avant de sendormir) un animal bizarre qui ne ressemblait vraiment à rien. Comment une telle bestiole peut-elle bien exister, se demanda-t-elle ? Parce que les chimères, les monstres et tout le tremblement, tout le monde sait comment cest fait : vous prenez une tête de poisson, un corps de lion et des ailes de chauve-souris et vous avez un truc assez rigolo - et quelquefois assez terrifiant. La règle de fabrique se voit comme le nez dans la figure. Il y a toujours une tête qui dirige, des ailes, des pattes ou des nageoires qui déplacent, une bouche qui saisit et un corps digère et transforme (qui, par exemple, fait du chat avec de la souris). Cest assez facile. Quoique je ne sois pas très sûr que ce soit toujours la tête qui dirige, je me demande si ça nest pas lestomac. Koko, par exemple, qui était aussi très gourmande, avait aussi parfois limpression que sa tête ne faisait pas toujours ce quelle voulait quand il y avait un paquet de bonbons sur la table. Sa maman lui avait bien dit de ne pas se gaver de sucreries, mais cétait plus fort quelle, comme si les bonbons étaient attachés les uns aux autres : tu en tires un et tu es obligé de finir tout le paquet.
Donc, Koko sétait réveillée avec sur sa feuille de nuit le dessin dune bestiole qui navait ni queue ni tête. Ah ! question : sil ny a ni queue ni tête, peut-on dire quon est en présence dune bestiole ? Je cherche dans ma tête pour voir si je trouve des bestioles sans queue ni tête. Jai limpression quune bestiole, ça commence, précisément, par quelque chose qui ressemble à une tête et que ça finit par quelque chose qui ressemble à une queue. Disons, peut-être, quon sentait que cette bestiole aurait aimé avoir une tête, mais quelle nen navait pas. Donc pas de queue non plus (nest-ce pas ?). Puis Koko était partie à lécole sans plus penser à la bestiole, après avoir rempli son cartable comme tous les matins. Ah ! aujourdhui, nous avons piscine, il ne faut pas que joublie ma serviette comme la semaine dernière ! Koko, comme tous les artistes, était quelquefois tête en lair.
Quand elle rentra de lécole, elle se dit en posant son cartable : Tiens ! je vais aller voir cette curieuse bestiole qui était sur ma feuille de papier ce matin. Elle trouva bien la feuille de papier, mais lanimal avait disparu ! ça alors ! ai-je bien regardé ? Est-ce la feuille de ce matin ? Oui aucun doute. On dirait même quil y a encore les traces de lanimal sur la feuille... Cest alors que, sans que Koko saperçoive de rien, quelque chose se mit à remuer dans le panier du chat. Qui nétait pas là, lui non plus. Cétait lanimal qui avait quitté la feuille de papier et qui avait décidé de vivre sa vie. Dans le panier du chat. Tout simplement. Quand il entendit Koko arriver (cest donc quil devait avoir des oreilles, même si cela ne se voyait pas), il la reconnut tout de suite (cest donc quil devait avoir des yeux, même si cela ne se voyait pas) et se mit à frétiller (cest donc quil devait avoir une queue, même si cela ne se voyait pas). Vous savez, quand le bébé canard sort de sa coquille, il prend pour maman cane le premier être vivant quil voit. En général, bien sûr, cest sa maman cane quil voit en premier et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais il nen est pas toujours ainsi. Koko avait eu comme cela un caneton qui la suivait partout où elle allait et qui pleurait comme une Madeleine quand elle nétait pas là. Je crois bien que ce drôle danimal que Koko avait dessiné en dormant avait décidé de faire la même chose. Il avait quelque raison supplémentaire, puisque cest Koko qui lui avait donné forme - en dormant, certes, et sans le vouloir. Oui, mais personne ne lui avait demandé de sortir de la feuille de papier où il était dessiné à cet animal bizarre ! Maintenant que la chose était faite, il fallait bien faire avec. Quallait-il se passer ?
Koko était dans son bain, sans plus penser à lanimal, quand elle entendit remuer et gémir dans le panier du chat et crut entendre une voix malicieuse qui disait :
- Alors ? leau est bonne ? jai limpression que tu as mis un peu trop de mousse!.. Tu vas couler ! Tu vas couler !
Elle pensa que cétait son petit frère qui la taquinait. Puis, après avoir enfilé son pyjama, elle sinstalla à son bureau pour faire ses devoirs. La maîtresse avait dit : Racontez une histoire qui vient de vous arriver. Elle prit son plus beau bic, celui que son papa venait de lui acheter (qui avait la forme dun poisson) et se mit à écrire lhistoire de ce drôle danimal quelle avait trouvé sur sa feuille de papier ce matin. Elle commença donc. Ce matin, a mon réveil...
- Je crois que tu as oublié un accent, entendit-elle alors.
Tiens ! cest vrai, admis Koko, quand a nest pas le a du verbe avoir nous a expliqué la maîtresse, il porte toujours un accent. Elle posa donc laccent sur le a.
- Non, non ! pas un accent aigu, un accent grave !
Ah oui ! cest juste, pensa-t-elle ; où ai-je donc la tête ? Et tout à coup, elle réalisa que quelquun lui parlait qui semblait lire par-dessus son épaule. Elle se retourna. Personne ! Bizarre.
Comment expliquer que cet animal étrange qui navait ni queue ni tête connaisse aussi bien lorthographe ? Car cest lui, bien entendu, qui parlait ainsi à Koko - qui navait pas encore remarqué quaprès avoir quitté la feuille de papier, celui-ci sétait installé dans le panier du chat. Ce qui était étonnant chez cet animal, cest que, bien que ressemblant à une chrysalide, vous savez ces cocons qui emmaillotent les chenilles, il semblait avoir toutes les capacités sensitives, la vue, louïe, le toucher, le sentiment et même lorthographe. Alors quune chenille dort dans ses langes en attendant de briser sa cosse pour devenir papillon, lanimal, lui, était déjà doté de toutes ces facultés. Et quelles facultés ! Cest donc que sa vue et que son ouïe traversaient son enveloppe et que son intelligence, comme un rayon laser, traquait les fautes dorthographe et lisait dans les pensées. Comment ? ça cest une autre histoire. Peut-être à la manière des dauphins dont le sonar évalue aussi bien les distances que les sentiments. (Alors vous pensez, lorthographe, pour lui, cétait du petit lait). Ceci ne nous dit pas comment cet animal qui ne ressemblait à rien savait autant de choses. Mais peut-être tout cela sexplique-t-il très simplement par la manière dont il était arrivé sur la feuille de papier de Koko. Souvenez-vous.
Lorsque Koko sendort, elle attache un crayon à son poignet avec un fil de laine. Lanimal était sur sa feuille de papier quand elle sest réveillée. Il a donc pris le chemin des rêves de Koko pour venir dans le panier du chat. Mais cest quoi le rêve ? Où se trouve ce pays quon appelle le pays des songes ? On ne peut évidemment pas dire que ce pays soit absolument inconnu. Le problème, cest quon ne peut y aller quen dormant et quand on dort on ne peut se servir ni dappareil photo ni de magnétophone, ni même de bloc-notes. La méthode que Koko avait inventée était donc la méthode la plus judicieuse qui ait jamais été imaginée pour partir en reportage dans ce pays mystérieux. Lanimal était donc vraisemblablement un habitant jusqualors inconnu du pays des songes. Comment expliquer cependant que, depuis la nuit des temps que rêvent les humains, personne nait jamais parlé dun animal aussi exceptionnel ? capable en même temps - ce qui est plutôt rare, avouons-le - de faire de lhumour et de connaître les règles de lorthographe ?
Probablement cet animal était-il un mutant qui aurait dû normalement se transformer en papillon (puisquil semblait appartenir à la famille des cossidés), ou qui aurait dû se changer en petit pois - qui rondissent, eux aussi, enfermés dans leur cosse. Lévolution en avait décidé autrement. De génération en génération, toutes les créatures se reproduisent à peu près à lidentique, vous le savez ; les abeilles ressemblent aux abeilles et les haricots aux haricots. Mais il arrive, on ne sait trop comment, à la suite dune erreur de lecture ou dune faute dorthographe le plus souvent (vous nignorez pas, jimagine, que lorsque les créatures se reproduisent, elles écrivent une histoire en commun, voilà pourquoi il est très important de bien savoir lorthographe) quun nouveau venu fasse son apparition qui ne ressemble à personne. Cest sans doute pour cette raison que lanimal de Koko, lui, à la différence de ses parents qui étaient peut-être dyslexiques, était si pointilleux sur lorthographe. Mais ce nest pas parce quon a des idées quon na pas de sentiments. Installé dans le panier du chat et considérant désormais Koko comme sa maman (non sans raison puisque sa mère naturelle ne le reconnaissait pas et que cest Koko qui avait lui tendu la perche avec son crayon attaché à la main), il était bien décidé à ne pas laisser passer son tour.
Lorsque Koko réalisa enfin où sétait installé lanimal quelle avait dessiné dans son sommeil, quelle comprit que cétait lui qui parlait dans son dos et quelle vit quil navait dyeux que pour elle (quand bien même on ne voyait pas ses yeux), elle se prit daffection pour la drôle de bestiole. Ils devinrent les meilleurs amis du monde. Bien sûr, lanimal qui ne pouvait que rouler sur lui-même était-il un peu limité dans ses déplacements. Lorsque que Koko partait en balade en forêt, elle linstallait dans le panier de son porte-bagages. Lanimal adorait. Et quand le vélo prenait de la vitesse on avait limpression quil voulait faire comme les chiens qui passent le nez par la vitre ouverte de la voiture. Il ne mangeait rien et ne buvait rien : il ne vivait que de lamour que Koko lui portait et de lamour quil portait à Koko. Koko devint imbattable en grammaire. Laccord du participe passé et la concordance des temps navaient plus de secret pour elle. Mais ce quelle appréciait par-dessus tout, cétait lhumour de la bestiole. Même le chat, après avoir retrouvé son gîte, dut admettre que cette créature non comestible était dexcellente compagnie et de murs irréprochables. Elle était comme un baromètre de lhumeur familiale et devinait bien entendu quand Koko avait ne serait-ce quun tout petit chagrin. Elle trouvait toujours une histoire drôle ou une habile diversion pour dissiper son malheur. Et, quand cela ne suffisait pas, elle grimpait en roulant sur lépaule de Koko et se blottissait en ronronnant au creux de son cou. Ce qui avait bien entendu pour effet de mettre du soleil dans le cur de Koko. Je crois bien que cette bestiole sympathique, qui savait mettre lhumour au service du sentiment, être intelligente avec son cur et bonne avec son intelligence, inconnue au bataillon des espèces répertoriées, cétait un mamourscâlins, de la famille des curpeluches, tout simplement, embranchement des doudousucrés... le compagnon rêvé des petits - et des grands.