Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire

Petite histoire pour Célia, Daphné et Alexandre

Est-ce que tu aimes le beurre ?


- Est-ce que tu aimes le beurre ? demanda Daphné à Alexandre. Bon ! On va le savoir.
Elle cueillit une fleur de pissenlit,


cette salade dont le nom savant (taraxum dens leonis) est encore plus malpoli que le nom vulgaire, dans la prairie où les enfants jouaient à attraper les papillons et dit :
- Lève le menton, Alexandre !
Alexandre leva le menton.
- Ah ! oui, tu aimes le beurre ! Parce que le dessous de ton menton, il devient jaune quand j’approche la fleur de pissenlit ! (A cause de la taraxanthine, bien sûr, ce pigment qui donne sa belle couleur jaune à la fleur du pissenlit).
- Mais j’aime pas trop ça le beurre ! rétorqua Alexandre. C’est un peu nul ton histoire de beurre et de pisse au lit !
- Mais c’est pas grave, reprit Daphné, c’est une histoire qu’on dit comme ça ! D’abord c’est pas moi qui l’ai inventée, tu sais. C’est papa qui me l’a racontée.
- Est-ce que tu aimes la salade ? demanda alors Alexandre à Daphné. Bon ! on va le savoir.
Il arracha une poignée d’herbe et la fourra dans la poche de Daphné.
- Mais c’est débile ! Alexandre ! dit Daphné pas contente du tout, en tirant la langue.
- Oui ! tu aimes la salade, parce que ta langue devient toute verte quand je mets de l’herbe dans ta poche ! fit alors le coquin d’Alexandre en riant.
Alors Célia, qui venait juste de finir ses mots fléchés, arriva en courant :
- Vous jouez à quoi les jumeaux ?
- Oh ! à rien, on s’amuse.
- Je vous propose un jeu que j’ai appris chez les petits rats à l’Opéra. Cela s’appelle : Est-ce que tu aimes le fromage ?
- Bon d’accord !
- Alors voilà, on prend un gros morceau de gruyère plein de trous et on se glisse à l’intérieur. Chacun choisit une ouverture et au signal du départ, on rampe à toute vitesse vers le cœur du fromage. Celui qui est arrivé le premier a gagné, il devient le roi du fromage.
- Il a une couronne comment le roi du fromage ? demanda Daphné.
- Mais c’est un jeu ! répondit Célia. C’est comme le jeu qu’on trouve dans les illustrés, vous savez ? le-petit-lapin-est-perdu-dans-la-grande-forêt-quel-chemin-doit-il-prendre-pour-retrouver-son-terrier ? mais seulement, ici, c’est pas avec un crayon ou avec son doigt qu’on cherche son chemin, c’est pour de vrai ! Allez venez, on va demander un morceau de gruyère à Mamie.
Comme Mamie était partie dans son jardin cueillir les tomates, les enfants se servirent eux-mêmes dans le frigo. Et rapportèrent sur une brouette le plus gros morceau de fromage qu’ils avaient pu trouver.
- Vous êtes prêts, demanda Célia ? chacun se met à la sortie d’une galerie.
- Mais pourquoi il y a des trous dans le gruyère, demanda Daphné ?
- C’est à cause du gaz carbonique, dit Alexandre, qui fait aussi les trous dans le pain et les bulles dans le champomy.
- Bon ! vous jouez ou quoi ? s’impatienta Célia. Et elle commença le compte à rebours du départ.
- Cinq ! quatre ! trois ! deux ! un ! ZÉRO !!!
Le signal donné, chacun se lança ventre à terre dans son boyau.
Eh bien figurez-vous que l’intérieur de ce morceau de gruyère n’était pas banal. Ça n’arrêtait pas de tourner en rond. Il fallait faire au moins dix mètres pour progresser d’un mètre vers le centre ! Cela ressemblait à la file d’attente en escargot de Disneyland, quand on fait la queue pour le “train fou”. Pour donner aux clients l’illusion d’être tout près du but, on les entasse à quelques mètres de l’entrée sur la plus petite surface possible tout en les faisant avancer le long de la main courante... qui n’en finit pas ; qui aurait la patience d’attendre son tour si l’on déroulait cette file désespérante ?... Bon. Tout ça pour dire que le labyrinthe, c’est pas seulement un truc pour faire patienter les gogos. Cela sert aussi à égarer ceux qui croient qu’une route est faite pour conduire quelque part, pour dérouter les jobards gobeurs de bobards qui s’engouffrent sans réfléchir au premier détour. Donc à force de virer, nos trois gaillards commençaient à avoir le tournis dans leur morceau de fromage. Partis bille en tête et ventre à terre, sans ce fameux fil d’Ariane qui met du sens dans les divagations, ils commençaient à se poser des questions.
- C’est toi Célia ? je t’entends gratter de l’autre côté, disait Alexandre.
- Non ! c’est Daphné, répondait une voix étouffée par la paroi de gruyère.
- Est-ce que tu entends Célia ? cria Alexandre.
- Non ! elle est peut-être déjà arrivée, répondit Daphné.
C’est alors que les trois enfants se rencontrèrent tout à coup dans la même galerie à laquelle accédaient les trois entrées de fromage qu’ils avaient empruntées chacun de leur côté.
- Dis donc, il est bizarre ce morceau de gruyère, fit Célia, les galeries se rejoignent et on revient au même endroit sans avoir atteint le centre du labyrinthe, Mamie l’a pourtant acheté chez Madame Dédale, la crémière du village.
- Qu’est-ce que ça fait ? demanda Alexandre.
- Eh bien normalement, expliqua Célia, qui était passionnée de mythologie, dans un labyrinthe, il y a toujours un centre et c’est au centre qu’on trouve le trésor... ou le monstre.
- Le monstre ? fit Alexandre, incrédule.
- Oui le monstre qu’il faut vaincre pour prendre possession du trésor, poursuivit Célia. Si tu combats le monstre, c’est-à-dire que si tu n’as pas peur de lui, en fait, tu gagnes un trésor. C’est d’ailleurs parfois le monstre lui-même qui se change en trésor. Je me demande bien pourquoi il n’y a pas de centre dans ce morceau de gruyère, répéta Célia.
C’est alors qu’une petite souris apparut expliquant, sans qu’on lui ait demandé son avis :
- C’est tout à fait normal que vous ne trouviez pas le centre et je vais vous dire pourquoi. Prenez un morceau de gruyère et coupez-le par le milieu pour en trouver le centre. A peine le couteau a-t-il atteint la base du morceau que le centre a disparu puisque le morceau est maintenant divisé en deux. Et si vous cherchez maintenant le centre de ces deux moitiés, la même chose va se reproduire, et ainsi de suite. Il est donc chimérique de rechercher le centre et le trésor supposé s’y trouver. Vous pouvez donc rentrer chez vous...
Et la petite souris disparut comme elle était apparue, laissant perplexes nos trois aventuriers.
- Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Alexandre.
- Je ne suis pas du tout convaincue par ce raisonnement de souris, dit Célia qui était un petit rat aux méninges très affûtées. Elle a raconté cette histoire pour nous dissuader de continuer notre expédition. C’est parce qu’elle veut garder tout le fromage pour elle.
Continuons, l’entrée du trésor doit bien se trouver quelque part.
Mais, ayant fait le tour de la galerie dans laquelle ils se trouvaient, les enfants furent bien obligés de constater qu’il n’y avait pas d’autre galerie à explorer - sauf à faire marche arrière.
- Qu’à cela ne tienne fit Célia, puisqu’il n’y a pas de galerie pour accéder au centre, nous allons en creuser une ! Courage ! nous allons nous relayer en grignotant le fromage avec nos dents. D’accord ? Je commence.
Et notre petit rat, suivi de ses deux compères, se mit à creuser une galerie dirigée vers le centre dans la motte de gruyère.
- C’est donc parce qu’il n’y a pas eu de bulle de gaz carbonique dans cette partie du morceau qu’il n’y a pas de trou ? Mais je ne comprends pas pourquoi il y a du fromage à trous et du fromage sans trous, remarqua Daphné.
- C’est à ton tour de creuser, fit Célia.
Daphné se mit donc à grignoter.
Si les rongeurs rongent sans cesse, comme on peut l’observer chez les lapins qui n’arrêtent pas de remuer les babines - ce qui explique que la Bible classe le lièvre parmi les ruminants (en fait le lièvre, comme son nom l’indique, est un lagomorphe) - c’est parce que leurs incisives poussent et que s’ils s’arrêtaient de ronger, elles seraient si longues qu’ils ne pourraient plus s’en servir. Mais c’est pas tellement le métier des enfants de ronger, ils préfèrent passer leur temps à mâchouiller du chewing-gum - sauf ceux qui se rongent les ongles, bien sûr, qui sont, eux, des rongeurs semi-professionnels et qui auront forcément des dents de lapin quand ils seront grands. Mais aucun des trois enfants ne se rongeant les ongles, ils furent donc vite fatigués, par manque d’expérience, petit rat ou pas, de grignoter le fromage pour creuser la galerie du trésor.
- Et si la petite souris avait raison ? demanda alors Alexandre. C’est peut-être comme le désert des Tartares cette histoire de trésor et nous faisons de drôles de Tartarins à la recherche de tartes au fromage qui n’existent pas...
Tout à coup, un RRRugissement teRRRible se fit entendRRRe, se RRRépercutant sous les voûtes de fromage et se propageant dans les galeries comme dans une cathédRRRale. Et voilà nos trois héros troglodytiques terrrrorisés, tremblant comme des feuilles, qui se jettent dans les bras l’un de l’autre :

- Maman ! Maman ! Qu’allons-nous devenir ?
Alors apparut une espèce de tarasque, monstre comme on voit le jour de carnaval.
- Cachez-vous derrière votre doigt ! dit Alexandre en joignant le geste à la parole. Ça marche à tous les coups, le monstre ne va pas nous voir.
Le monstre avançait, en effet et n’avait pas vu nos héros, dissimulés derrière leur doigt. Que faisait-il dans le morceau de gruyère que Mamie avait acheté chez Madame Dédale, la crémière du village ? Que cherchait-il ? Mystère ! Les enfants observaient, espérant bien que le monstre ne les verrait pas. Alors celui-ci, se croyant seul et s’asseyant sur son derrière de monstre se mit à parler tout seul :
- Mais cette souris m’a encore raconté des histoires ! Je ne vois pas ces envahisseurs dont elle m’a parlé qui seraient venus manger notre gruyère ! Je peux donc retirer mon déguisement de monstre et souffler un peu..
En effet, s’étant assis sur son derrière de monstre, il retira sa tête de monstre, qu’il s’était faite avec une gueule de dragon en papier (comme il avait vu pour la fête du Tet, le premier jour du calendrier chinois quand il habitait le quartier asiatique de Paris), retira le haut-parleur qu’il s’était fixé sur la bouche avec du sparadrap et s’épongea le front avec son mouchoir. Puis, ayant sorti un sandwich au gruyère de son autre poche, il se mit à casser la croûte sans plus se poser de question. Quand il eut fini, après avoir soigneusement ramassé les miettes qui étaient tombées sur ses genoux, il retira la peau de crocodile en plastique qu’il avait enfilée, pestant contre l’inconfort de cet équipage.
Nos amis eurent alors la surprise de constater que le terrible monstre qui les avait tant fait trembler, nu comme ver, n’était autre qu’un vulgaire tétarasticot, se tortillant d’aise maintenant qu’il avait jeté le masque et tout réjoui à l’idée des fondues qu’il allait pouvoir continuer à se mettre dans le ventre, puisque les trois intrus dont lui avait parlé Grignotte n’étaient sans doute qu’une fable sortie de l’imagination fébrile d’une souris trop frottée aux tapis informatiques et aux images virtuelles.
Eh oui ! cette cathédrale de gruyère était habitée par de drôles de paroissiens ! qui pensaient à leur ventre bien avant de songer à leur salut.
- Mais que va-t-il se passer, se demanda soudain inquiet notre asticot gruyèrien, si les trois teRRReurs de teRRRiens reviennent hanter les trous de mon gruyère ? Qu’importe ! je suis l’as des as des asticots, j’arriverai bien à les faire déguerpir.
Et il se frappa sur la poitrine en gonflant les pectoraux comme il avait vu faire au cinéma...
Nos trois héros, toujours cachés derrière leur doigt, se fendaient la pipe en écoutant ces rodomontades.
- Mais alors Célia, fit Alexandre, il est où ton trésor ? S’il est aussi fabuleux que cet asticot est monstrueux, nous n’aurons même pas de quoi nous acheter un minibar, euh !... je veux dire un malabar !
- Fais un peu marcher tes méninges, rétorqua Célia. C’est quoi, au fond, un monstre ? Réfléchis ! C’est une créature qu’on imagine dans sa tête et que personne n’a jamais vu pour de vrai. Quand tu as peur du noir dans ton lit, tu prends pour argent comptant tout ce qui te vient à l’esprit. Tu crois voir dans les motifs de la tapisserie des créatures monstrueuses qui se mettent à te courir après et tu entends, venant de la salle de bains, des borborygmes taraxiques qui menacent de t’engloutir. Mais si tu as le courage d’allumer la lumière au lieu de suer de peur dans tes draps, tu découvres que tout cela n’était que fantasme, des fantômes que ton imagination fabrique quand l’angoisse te saisit au ventre. C’est le sommeil de la raison, c’est l’absence de discernement, c’est la nuit qui enfante les monstres

Par conséquent, poursuivit notre experte en mythologie, l’important c’est d’avoir le courage d’affronter le monstre, car c’est là qu’on découvre que le dragon qui vous terrorisait n’était qu’un asticot. Tirer le monstre au jour, c’est tirer l’énigme au clair. Quand on regarde le monstre en face, il s’évanouit. Il se donne alors à voir pour ce qu’il est : un effet de la peur, un fantasme sécuritaire. Quant aux vrais monstres, ce sont souvent de sympathiques bestioles qui ont le malheur de ne pas rentrer dans les tiroirs qui nous servent à classer les animaux. Du pangolin par exemple, mammifère édenté, recouvert d’écailles de la pointe du museau au bout de la queue, doté de griffes, noctambule arboricole, amateur de termites et de fourmis qu’il attrape avec sa langue à ressort, qui est à la fois une manière de tortue qui vit dans les arbres et de rongeur qui n’a pas de dents on dit là où il vit (en Afrique centrale et en Inde) qu’il est absolument immangeable parce qu’il est impensable, dégoûtant tellement il est extravagant. Mais sa chair est, en réalité, dé-li-cieu-se (c'est Maman qui me l'a dit).

- Est-ce que tu as peur du loup ? demanda alors Célia à Alexandre.
- Non bien sûr! fit Alexandre, qui pouvait difficilement répondre autre chose après une telle leçon.
- On va voir. Si tu n’as pas peur du loup, tu ne dois pas fermer les yeux quand j’approche ma main de ton visage en faisant semblant de te donner un coup.
Et notre Alexandre fit du mieux qu’il put pour résister au réflexe et ne pas ciller.
- Eh bien, c’est pareil, continua Célia, quand on a un problème, il faut écarquiller ses méninges et ne pas sourciller. Ne pas se mettre la tête dans le sable , ou sous les draps... Voilà ce qui signifie le jeu "Est-ce que tu aimes le fromage ?" à quoi nous jouons dans les trous de gruyère du Palais Garnier....



Votre papa qui vous aime pour toujours