Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire

Petite histoire pour Célia, Daphné et Alexandre

Daphilou



Il y avait, dans le pré du voisin, un poirier extraordinaire qui, chaque année, donnait trois poires

qui ne pouvaient être cueillies que les jours de grand froid et de neige. Les cueillait-on par temps de pluie, de soleil ou de vent, elles n’avaient aucun goût. Mais cueillies sous la neige ces poires avaient, disait-on, une saveur à nulle autre pareille. Ce n’était pas de ces poires insipides, âcres ou pierreuses qu’on trouve chez Leclerc ou à Carrefour. Ni même de celles que l’on peut cueillir dans le verger du grand-père. Ni les célèbres poires de Saint-Augustin. Non. Ces poires dont la chair fondait sous la langue vous donnaient, paraît-il, un avant-goût du paradis. Elles avaient le goût de tous les fruits réunis.

Vous pensez bien que des poires aussi extraordinaires excitaient la convoitise des habitants du village qui auraient bien aimé pouvoir aller en chaparder au moins une. Seulement voilà : comme on ne pouvait les cueillir que les jours où la neige avait recouvert le sol, le manteau de neige faisait comme un rempart autour du poirier. Les traces de pas auraient immanquablement trahi le voleur.

Un jour qu’il avait neigé et que le voisin se préparait à aller cueillir ses poires pour aller les vendre à la ville, il s’aperçut, en regardant par la fenêtre de sa maison, qu’il manquait une poire à son poirier. Il vit des traces sur le sol et comprit qu’il avait été maraudé. Il alla raconter au garde-champêtre qu’on avait dérobé une poire de son poirier extraordinaire. Celui-ci lissa ses moustaches et dit d’un air très officiel :
- Allons voir, allons voir
Seul le constat permettra de savoir.

Et le garde-champêtre se rendit sur-le-champ dans le champ du voisin. Surtout ne toucher à rien et ne pas brouiller les pistes, marmonnait-il dans sa moustache !
- Voyons voir, voyons voir !
Méthode, méthode et comprenoir
!
Tiens ! les traces de pas se dirigent vers la sortie du champ. Mais d’où venait ce croqueur de poire ?
En effet, on observait bien sur le sol les traces de grands pieds qui allaient du poirier vers la sortie du champ du voisin, mais le voleur ne venait apparemment de nulle part (comme s'il était venu du ciel) puisqu’il n’y avait aucune trace de pas se dirigeant vers le poirier.
Le garde-champêtre lissa longuement ses moustaches en réfléchissant :
- Reprenons, reprenons ! le croqueur de poire est reparti du poirier. Mais par où est-il entré ?
Examinons, examinons !
Indices et présomptions !
Ou bien il est arrivé dans le champ avant que le neige commence à tomber, ou bien il a sauté d’un seul coup de la barrière jusqu’au poirier.
Réfléchissons, réfléchissons !
Pas de répit pour les fripons !
Ou bien le croqueur de poire était déjà dans le champ, mais comme il neige depuis trois jours, le croqueur de poire n’a pu dormir dans le champ pendant trois jours, puisque c’est ce matin, dites-vous, qu’on vous a dérobé une poire : il se serait gelé les pieds. Ou bien il est arrivé au poirier d’un seul bond, mais comme il y a au moins vingt pas de la barrière jusqu’au poirier, il est impossible de sauter ces vingt pas d’un seul bond. Conclusion : personne n’est venu chaparder une poire de votre poirier !
Affaire classée, affaire classée
L’ordre doit rester
À la maréchaussée !

Et le garde-champêtre s’en retourna comme il était venu en se lissant les moustaches.

Mais le voisin n’était pas du tout content de cette explication. Il alla raconter sa mésaventure au curé du village.
- Mon fils, lui dit le curé, dites trois pater et deux ave, qu’est-ce qu’une poire auprès de la vie éternelle ? Remerciez-donc le Seigneur de vous donner l’occasion de vous poser des questions qui vous questionnent - c'est un signe - et oubliez vos poires. Allez en paix !...

Le voisin se dit alors :
- Il y a de la magie dans tout cela, puisque personne ne peut m’aider. Je ferais bien d’aller interroger la vieille Carabosse pour savoir ce qu’elle en pense. Il se peut qu’avec ses sortilèges et ses potions, elle sache me dire qui m’a croqué une poire.
La vieille Carabosse était un peu sourde et certains disaient même qu’elle était un peu sorcière. Quand le voisin lui eut raconté son histoire, elle lui donna une tisane avec la recommandation suivante :
- Voilà, tu fais bouillir cette tisane, amstramgrampicetpicetcolegrambouretbouretratatam, et tu en bois une gorgée chaque matin au réveil. Avec ce médicament, tu ne rêveras plus de cette poire qui te poursuit toute la nuit pour te croquer...

Le voisin s’en alla, de plus en plus dépité. Il retourna alors dans son champ et remarqua des petits pas dans les grands.
- Tiens ! tiens ! se dit-il. Mon croqueur n’était donc pas seul ! Il y avait un enfant qui le suivait.
C’est alors qu’il se souvint que, la veille, un joueur d’orgue de barbarie était passé dans le village accompagné d’un petit singe qui amusait les enfants et qui faisait la quête.
- Ce sont les pas du singe dans les pas du joueur d’orgue ! Maintenant, j’en suis sûr !
Et il retourna voir le garde-champêtre pour lui faire part de sa découverte.
- Voyons voir, voyons voir !
nouvel indice nouvel espoir !
fit le garde-champêtre. Soit, des petits pas dans les grands. Mais cela ne m’explique pas comment ces petits pas dans les grands sont entrés dans le champ, puisque vous avez bien vu comme moi qu’ils sortent du champ, mais qu’ils n’y entrent pas !
Cette affaire me dépasse
plus je la ressasse
plus elle me tracasse !
Je vais téléphoner au commandant de gendarmerie du chef-lieu de canton. Le garde-champêtre fit tourner la manivelle de son téléphone et demanda à l’opératrice de lui passer la gendarmerie.

Le commandant de gendarmerie n’était pas seulement un commandant de gendarmerie, c’était aussi un savant. Il avait servi autrefois aux colonies et dans les îles lointaines. Il avait vu beaucoup de choses et en comprenait davantage encore. Lui aussi avait des moustaches. Mais pas du tout comme celles du garde-champêtre qui, elles, ressemblaient à un guidon de vélo de course. Les siennes étaient comme un balai brosse qui s’agitait sous son nez quand il parlait et lui donnait en effet un air, en effet, extrêmement savant.
Le commandant de gendarmerie fit trois fois le tour du champ en se caressant le menton et rendit son verdict :
- Aucun doute n’est permis. Ce sont des antipodes.
Le garde-champêtre, le curé et les gens du village attirés par la venue du commandant de gendarmerie se regardèrent sans comprendre. Ils n’avaient jamais entendu parler des antipodes.
- Les antipodes, reprit le gendarme d’un air entendu, sont des gens qui ont les pieds à l’envers, les doigts à la place des talons. Quand j’étais en Tasmanie, un jour que nous étions partis à la chasse au snark, j’ai rencontré une tribu d’antipodes dans la brousse. Nous étions sur la piste d’un snark, quand nous avons croisé d’autres traces sur le sol. Ah ! ça alors ! Je m’en souviens comme si c’était hier, fit-il, soudain passionné. Ces pieds étaient des pieds humains, mais ils se dirigeaient vers nous ! C’était à n’y rien comprendre. Comme nous n’arrivions pas à savoir où ces pieds allaient, nous avons cherché à savoir d’où ils venaient. Et c’est alors que nous nous trouvâmes nez à nez avec une troupe d’antipodes qui étaient en train de plumer un snark et qui se préparaient à le faire rôtir. Mais dès qu’ils nous ont vu arriver, sans doute effrayés par la forme de nos propres pieds, ils prirent leurs jambes à leur cou et disparurent dans les fourrés.
- C’est bien beau votre histoire d’antipodes, remarqua alors le curé qui n’aimait pas du tout les moustaches du gendarme. Mais si ce sont des antipodes qui sont venus cueillir la poire, on ne voit pas par où ils sont sortis du champ !
- Humm! humm ! fit le commandant, un peu vexé par cette remarque de bon sens venant d’un suppôt de la superstition, cela veut dire qu’ils ne sont pas sortis et qu’ils sont cachés dans le poirier. Il sortit ses jumelles qu’il portait toujours à la ceinture - parce qu’il n’était plus question de pénétrer dans le champ pour ne pas brouiller les traces - et observa :
- Humm ! humm ! je ne vois rien. Cette affaire me dépasse, marmonna le gendarme.

Alors le chien de Daphilou arriva et se mit à aboyer.
- C’est Fildefer, le chien de Daphilou. Il veut dire quelque chose ! Il veut dire quelque chose ! firent les villageois.
La vérité sort quelquefois de la gueule des animaux.
C’est alors, en effet, qu’on vit Daphilou s’approcher de l’entrée du champ du voisin et y pénétrer à reculons.
- Regardez ! Elle a mis les bottes du grand-père ! Daphilou continuait à avancer à reculons en direction du poirier. Elle marchait exactement dans ces traces de pas que personne ne pouvait expliquer
Voilà pourquoi les traces de pas dans le champ ne semblaient venir de nulle part ! C’était des pas à reculons !
Une fois arrivée au poirier, Daphilou retira les bottes du grand-père et les mit sous son bras. Elle s’en retourna en marchant toujours dans les traces des petits pas dans les grands. Tous la regardaient, ébahis et amusés du bon tour qu’elle avait joué aux autorités - et au voisin.
- Mais ma poi-poire, ma poi-poire fit alors le voisin en bégayant ? C’est elle qui a pris ma poire ! Qu’a-t-elle fait de ma poire ?
C’est alors qu’on vit arriver de nouveau Fildefer. Il tenait quelque chose dans sa gueule qu’il déposa aux pieds du voisin. C’était la fameuse poire. Et il se sauva en jappant et en faisant des bonds. Il avait l’air, lui aussi, de se moquer de l’autorité.
Ces poires dont tout le monde faisait une merveille, n’intéressaient pas du tout Daphilou. Non, ce qu’elle aimait, l’hiver, quand il y avait de la neige et qu’il avait gelé à pierre fendre, c’était aller cueillir les prunelles dans les haies avec Fildefer qui grattait la terre à la recherche des mulots. Les prunelles étaient alors délicieusement racuites par le froid et personne ne les lui disputait. Les adultes ne savent vraiment pas ce qui est bon...


Votre papa qui vous aime pour toujours