Il faut caresser le petit chat qui se trouve à la fin de chaque histoire pour revenir au sommaire

Petite histoire pour Célia Daphné et Alexandre

La véridique histoire de Bof!
gobeur de mots

je fais du son pour avoir du sens

1. Un clic est un clic

Il était une fois un jeune garçon qui s’appelait Bof!. “B”, “o”, “f” et “!” : le point d’exclamation qui suit le nom de Bof! n’est pas un point d’exclamation ordinaire. C’est un clic [il n’y a pas d’espace entre le “f” et le point d’exclamation]. Le nom de Bof! n’annonçait donc pas, comme une lecture rapide pourrait le faire croire, un banal regret, un j’m’enfichisme ordinaire, un “bof !” comme les autres. Mais le regret que les humains, à la différence des ânes et des chevaux, aient choisi de parler en soufflant et non en aspirant, laissant largement tomber les clics - qu’utilisent encore les premiers fils d’Adam, ceux du Kalahari - et autres glottures. Nous ne produisons plus que de manière tout à fait anecdotique ces fameux clics et autres scats que Miriam Makeba chantait - qui n’intéressent guère, d’ailleurs, les savants. Ah ! pourtant ! que la vie est belle quand on fait une dépression dans sa bouche ! “pap !” Quand on décoche ces sonores bécots, ces bisous, quand on pappe, on piotte, on piousse, quand on poppe sans piper mot... Bof! n’était donc pas vraiment un gourmand comme tous les autres gourmands. Sa gourmandise, c’était les mots. Vous vous demandez peut-être comment on peut aimer les mots et quel goût cela peut bien avoir. Non ! ce ne sont pas les mots échoués sur le papier dont raffolait Bof!, mais – tout le contraire : c’est le drame de cette histoire – les mots tels qu’ils sortent de la bouche des gens, les mots mâchés, les mots expectorés, les mots gesticulés. Les sons, les intonations, les accents, les tons, les timbres, les vibrations, les résonances, les aspirations, les glottures, les clics et les clacs qui font toute la saveur et la chanteur de la parole vive. En gros, ce que les académiciens appellent la prosodie quoi. Tout ce qui ne peut pas, ou si peu, s’écrire (il n’est pas encore né le Guillaume d’Arezzo qui saura en transcrire l’émotion).

Bien qu’assez timide, Bof! se tenait toujours aussi près que possible des gens dont il aimait la voix. Personne ne faisait d’ailleurs attention à ce garçon discret qui semblait faire sa vie hors du monde et qui n’embêtait personne. Peut-être ne savez-vous pas ce que deviennent les mots une fois que nous les avons prononcés. Eh bien, contrairement à ce que certains croient, ils ne disparaissent pas une fois qu’ils ont été énoncés. Non, non ! D’ailleurs, vous avez certainement remarqué qu’ils vous résonnent ou qu’ils vous trottent encore dans la tête longtemps après que vous les ayez entendus. Sans doute, dit-on que les mots s’envolent (alors que les écrits restent), ce qui n’est pas tout à fait faux. Mais où les mots s’envolent-t-ils ? Voilà la question. Comme les mots sont par nature plus légers que l’air - même les plus grossiers et les plus lourds de sens - ils flottent un instant autour de vous avant de s’envoler au pays des mots. Il existe en effet un endroit où vont se reposer tous les mots articulés. Certains disparaissent, d’ailleurs, usés d’avoir trop servi, tellement qu’ils ne veulent plus rien dire, ou tout simplement parce que plus personne ne fait appel à eux. Car, lorsque vous employez un mot, vous ne l’inventez évidemment pas, sinon personne ne vous comprendrait. Il fait partie d’un trésor commun dans lequel chacun puise selon son appétit. Quand vous avez besoin de lui, il arrive à toute vitesse du pays des mots pour sortir à nouveau par votre bouche. Mais avant de repartir pour le pays des mots, une fois prononcé, il virevolte un peu, le temps de reprendre ses esprits - surtout quand il a servi à des exclamations, à des interjections ou à des imprécations dans lesquelles ils a été un peu secoué - s’attarde quelquefois pour faire le voyage avec des copains qui ne sont pas encore sortis de la bouche de celui qui parle (car les mots préfèrent voler groupés, en V comme les canards). Mais tous les mots ne repartent pas au pays des mots. Certains, écorchés par la bouche d’individus maladroits, indélicats ou mal embouchés, n’ont plus la force de prendre leur envol et restent sur le sol, ballottés par le vent avec les papiers gras. C’est pourquoi il faut être très précautionneux avec les mots avant de prendre la parole. C’est la moindre des politesses. Car les mots appartiennent à tous. C’est comme l’air qu’on respire, on n’a pas le droit de le pomper pour soi seul. Et quand votre langue fourche, il faut aussitôt vous reprendre, rattraper le mot qui vient de glisser et le reprononcer correctement après lui avoir fait un petit pansement. Il y a aussi des mots pris en otage par des “beaux parleurs”, bien mal nommés, qui les empoissent dans leur langue de bois (ils vous collent d’ailleurs à la langue quand vous les utilisez à votre tour), V.I.P. (vieilles pies) qui jacassent à vous donner le tournis. Et ces mots-là, bien entendu, parfois à jamais corrompus, sont souvent condamnés à flotter comme des planches et à se dépatouiller comme ils peuvent dans les marécages où grenouille la suffisance des importants. Mais les mots préfèrent, on l’imagine, virevolter dans la douce haleine des enfants et danser la ronde inlassable de leurs comptines et de leurs chants...

Donc notre ami Bof! était un garçon timide et rêveur. Comme il était timide, il n’osait pas prendre la parole en public, et il s’exprimait toujours tout doucement, comme s’il ne parlait qu’à lui-même. “Parle plus fort, Bof!, lui disait ses camarades, on ne comprend jamais ce que tu dis !” Cela n’intéressait pas tellement, Bof!, de se faire comprendre, en réalité. On aurait dit qu’il avait réduit ses ambitions au minimum. Ce qui l’intéressait, lui, et passionnément, c’était gober les mots. Comme tout amateur, c’était un bec fin et il ne ramassait évidemment pas les mots dans le ruisseau. Il fuyait les endroits où l’on bavasse ou clabaude, les réunions où l’on sorbonne et jargonne. Il fuyait les pollueurs dont les mots, à peine dégoisés, sont scotchés dans les magnétos, congelés dans les téléthèques et téléportés, télérépandus, télévendus par les médiatocs qui vivent de ce trafic. Ce qui l’intéressait, c’était les mots vrais, les mots vivants, ceux dont on voit le cœur battre à la veine du cou et qui vous dévisagent sans complexe quand ils vous trouvent sur leur chemin.

Bof! aimait donc les conteurs, les batteurs d’estrade, les camelots. C’était un passionné du souffle qui donne la vie à la vie. Bof! se tenait posté là où la vie respire. Quand il se plaçait près d’un diseur, il se mettait tout près, et comme personne, je l’ai dit, ne faisait attention à lui, il pouvait ainsi gober les mots qui flânent un peu et les ranger dans sa poche à mots, comme font les ruminants. Vous avez vu, les vaches dans les champs ? C’est rigolo comme elles mâchent même quand elles ne broutent pas. Elles ruminent l’herbe dont elle se sont rempli les poches. Enfin, la poche, parce que les vaches n’ont qu’une poche. Une poche au fond du gosier qui leur sert de garde-manger. Elles font d’abord leur provision d’herbe et puis passent à table. Eh bien Bof! avait lui aussi une poche où il rangeait les mots qu’il avait gobés avant de les déguster (c’est pour cela que, par habitude, il donnait l’impression - qu’il se gardait de démentir - de “gober les mouches” comme on dit : en réalité, il faisait provision de mots et même de bons mots avant que ceux-ci ne repartent au pays des mots).

Quand il rentrait chez lui, Bof! vidait sa poche à mots sur la table et rangeait dans sa glossothèque tout ce qu’il avait gobé dans la journée. Sa glossothèque (c’est-à-dire sa bibliothèque de mots) était aussi bien rangée que la chambre de Daphné (où l’on ne trouvera jamais une chaussette parmi les cahiers d’école ni un vieux bonbon le nez collé à la fenêtre - humm ! humm !...). Bof! rangeait bien sûr les mots comme tout le monde, par couleur, longueur, catégorie..., et même par ordre alphabétique. Sa glossothèque était pleine de tiroirs comme les armoires des apothicaires ou celles des grainetiers. Parce que les mots vous le savez, il y en a bien sûr beaucoup - beaucoup plus que de tiroirs - mais comme ils ont le sens de la famille ils ne restent jamais seuls. C’est pourquoi il est très facile de les mettre en ordre (c’est d’ailleurs dans cet ordre qu’ils se mettent en position de vol, offrant ainsi moins de résistance à l’air). Allez dans la bibliothèque de vos parents, je suis sûr que vous y trouverez un dictionnaire des rimes (qui leur sert chaque année à faire leur déclaration de revenus) où les mots sont classés, non par leurs lettres initiales, comme dans les autres dictionnaires, mais par leurs terminaisons. Très souvent, la fin des mots permet de les ranger. Ainsi - au hasard - le caquetage, le fagotage, le grignotage, le pelotage, le piratage, le tuyautage, par exemple, décrivent une action : l’action de caqueter, de fagoter, de grignoter, de peloter, de pirater, de tuyauter ; la volaille, la canaille, la marmaille, la flicaille, la poulaille, la prêtraille, la poisonnaille, la piétaille, la racaille, la valetaille désignent une bande : de volatiles, de chiens, de marmots, de flics, de poulets, de prêtres, de poissons, de fantassins, de râclures, de valets ; mariné, mâtiné, mutiné - pensionné, pomponné, pistonné - tanné, tisonné, trépanné - ratatiné, rançonné, ruiné - fourré, gitonné, siphoné sont des états (plus ou moins catastrophiques) ; un accapareur, un bagarreur, un peintureur - un jargonneur, un marmonneur, un tâtonneur sont des acteurs (plus ou moins agissants) ; un anarchisant, un patoisant, un rhumatisant sont des abonnés : à l’anarchie, au patois, aux rhumatismes ; contractile, ductile, rétractile, érectile, tactile, vibratile sont des propriétés (plus ou moins intéressantes), etc.

Bof! avait ainsi remarqué que les mots ne sortaient pas toujours sous la même forme de la fabrique des mots et qu’il y avait comme chez les humains des parents, des frères et des sœurs, des cousins, des arrière-grands-parents, etc. des familles, quoi. Mais aussi que, contrairement à ce qui se passait chez les humains où il s’écoulait beaucoup de temps avant de changer de statut - avant qu’un petit-fils devienne grand-père par exemple - la vie d’un mot pouvait changer en un clin d’œil. Comme il en va pour les lego, il suffisait de lui fixer une sorte de cheville devant ou derrière (de lui mettre un chapeau sur la tête ou de lui ajouter une queue-de-pie) pour qu’il prenne un autre sens. Prenez par exemple le verbe chanter : vous ajoutez dé- à chanter, cela fait le contraire de chanter - et cela met quelques couacs dans les espérances de celui qui était en train de chanter. Vous ajoutez -age à chanter, cela fait chantage et peut-être, justement, la raison pour laquelle celui qui fait l’objet de chantage déchante... Bof! avait donc remarqué que si les mots s’ajustaient comme des lego, tous les lego n’avaient pas la même fonction. Et que les mots étaient comme des légomotives poussant ou tirant les wagons de tout ce qui passe dans la tête des humains, extériorisant le train de leurs pensées.

Dans l’atelier des mots de Bof!, il y avait de quoi dire à peu près tout ce qu’il est permis de dire. Cela n’étant qu’affaire de mécanique. Il y avait ainsi dans sa glossothèque un magnifique éventaire des pièces détachées qui servent à fabriquer les mots pour les mettre à convenance dans les phrases. Bien sûr les terminaisons qui servent à fabriquer les verbes, mais les préfixes et les suffixes dont Bof! était un goûteur particulièrement avisé et qu’il avait rangés selon leur fonction. Alors qu’il était petit et qu’un jour il écoutait les conversations sur la plage, Bof! avait entendu un petit garçon qui disait : “Maman ! maman ! Regarde ! Gontran vient de me démolir mon chateau de sable et il ne veut pas me le re-molir !” Il en avait bien sûr conclu qu’avec des re- on refait le monde. C’est ce qui lui avait donné envie de commencer sa collection. (Quand on y pense, comprendre, c’est vraiment le pied ! Tout s’ordonne enfin sous le regard. C’est presque aussi bien que faire. Avec les mots c’est pareil : au lieu d’être assailli par la multitude, vous traitez avec le délégué syndical...). Il avait remarqué qu’il suffisait, de même, d’ajouter le lego -eur, (ou autre -ateur ou -iteur) pour représenter cette douteuse agitation dont les hommes encombrent les dictionnaires : arnaqueurs, solliciteurs, prévaricateurs, chiqueurs, inhibiteurs, tapeurs, gouapeurs, craqueurs, pompeurs, tiqueurs, pipeurs, trompeurs, chipeurs, dupeurs, estampeurs, profiteurs, triqueurs, truqueurs... ou dont ils font métier : facteurs, brocanteurs, ergoteurs, dictateurs, glandeurs, éditeurs, géniteurs, graffiteurs, quêteurs, racketteurs, entremetteurs, rabatteurs, imprécateurs, objurgateurs, récriminateurs, manipulateurs, mystificateurs, dissertateurs, rimailleurs, jaboteurs, sectateurs... Et que - ah ! gésir ! dormir ! transir ! - il suffisait de quelques -ir pour prendre le boulevard des allongés et pour entrer dans l’éternité avec un électroencéphalogramme aussi plat qu’une punaise devant l’autorité - pas une courbe où mettre la main, pas un pic où se raccrocher - dans un état aussi infinitif, aussi étale que possible, oublié des vivants, des puces et du percepteur ! Enfin seul ! Fini de travailler, batailler, ferrailler, clinquailler, godailler, piétailler, écrivailler, discutailler, dérailler, fesse-mailler, rimailler, pinailler... de rêvasser, de bavasser, fini toutes ces variantes de bidouille, de gistouille, de carambouille, de magouille : toutes ces bourbouilles sur nos gratouilles et sur nos trouilles que nous apaisons par gribouille, bafouille, bredouille, niquedouille, farfouille, merdouille..., débrouille quoi !

Sans doute Bof! - on le voit à ces séries que je viens de tirer de sa collection - était-il un peu désabusé, comme l’annonce aussi - je le concède - son nom et comme le veut l’humaine condition quand elle réfléchit sur elle-même. “Bof !” (avec un point d’exclamation) c’est une sorte de renoncement, d’à quoi bon ? de taedium vitae assorti à la grisaille du monde. Mais c’est là, justement, que la magie des mots vient au secours du pauvre. Bof! vous avez compris comment ça se prononce : on fait “bof !”, puis ce geste en claquant la langue contre le palais “!” et (en acte ou en pensée) en passant le pouce (ou l’index replié) sous le menton en manière de défi... (Bof! n’est donc pas seulement un cliqueur de langue, comme je l’ai laissé croire au début de cette histoire.) Car les mots sont tellement collés aux choses et tellement collés entre eux qu’il suffit presque de tirer sur un mot pour remuer toute la création. Bof! ne sera sans doute jamais de ces capitaines ou de ces leaders qui haranguent, pérorent, commandent, caracolent et sont des modèles pour leurs semblables. Non, à tout cela, Bof! avait renoncé. Sans doute, dans ses rêves, se voyait-il parfois faire un discours à l’Académie salué par les vivats d’auditeurs enthousiastes, mais en réalité, le petit Bof! savait bien qu’il ne serait jamais de cette espèce. Il avait d’ailleurs quelques difficultés d’élocution et blèsait quelque peu (ce qui ne facilite pas l’entrée dans le métier de chef) et s’était donc fait une raison. Il avait bien lu, lui aussi, l’histoire de Démosthène, ce bègue devenu le plus grand des orateurs de l’antiquité qui s’entraînait (dit-on) à couvrir le bruit de la mer avec des cailloux dans la bouche, mais bof ! cela ne l’intéressait finalement pas spécialement de captiver les auditoires. Il y a d’ailleurs trois fois plus de legos - remarquez-le - pour indiquer le mode passif (-é, -i, -u, trompé, décati, fichu...) et le temps qui passe que de legos marquant le pouvoir de l’action : au bout du compte plus d’entourloupés que de bienheureux, preuve que l’humanité ne se fait pas trop d’illusions. Non, il s’était habitué à l’idée d’être une sorte de collecteur de mots usagés, de deutérographe, de second couteau, de bibeloteur d’expressions, de panseur de langue. Tous ces restes laissés sur le bord de l’assiette ou échappés du bout de la langue suffiraient bien à faire son bonheur et à remplir sa vie.


je fais du son pour avoir du sens

Un des tiroirs préférés de Bof!, c’était celui des mimémots. Les mimémots sont les mots qui miment ce qu’ils désignent. Bien sûr, il y a les onomatopées, les cancans, les froufrous, les glouglous, (les bruits de langue, les bruits d’étoffe, les bruits de liquide)... les teuf-teufs et les crincrins qui vous enfument les tympans ou vous râclent les sinus, les idéophones, ainsi la mus (mouse, si vous préférez ou musaraigne) qui se musse dans un trou de souris (c’est pourquoi d’ailleurs, en vertu du cliché, la grande sœur de Bof! avait peur des souris). Car Bof!, tout marmouset qu’il était, avait une théorie sur la langue. Il était persuadé - comme tous les poètes au fond - que les mots avaient été formés, à l’origine, en même temps que les choses et qu’ils étaient en réalité comme la vapeur, le double, l’essence, l’âme des êtres. Les choses, quoi ! C’est pourquoi, si souvent, ils semblaient si bien imiter les choses (et pour cause...). Bof! était convaincu que la capacité à ressusciter la nature des choses était l’apanage des poètes. Car il existe une façon de regarder sans en avoir l’air qui vous photographie l’âme des choses en deux coups de cuillère à pot. Voici un exemple. Un jour que je coupais les tomates et que je les disposais en cercles autour du plat pour le repas de midi dans la vieille citadelle de Rouillac, ma petite linguiste, qui avait tout juste quatre ans, remarqua : “- Tu as vu les tomates, comme elles font l’automate !... Puis, après un temps de réflexion : C’est normal, puisque c’est des tomates !...” À quatre ans, elle avait déjà du métier. Jugez plutôt. À trois ans et demi : “-Tu ne trouves pas, Papa, que c’est drôle le mot “couscous” ? “cous-cous”, c’est rigolo !...”

Ça oui, les mots, c’est à la fois étrange et rigolo. On se promène parmi eux comme dans la forêt du Petit Poucet. Grands comme les chênes sous lesquels on rend la justice ou minuscules comme les esprits qui se cachent sous le chapeau des champignons, drôles comme des pantins ou graves comme des reliques. En agitant la crécelle des mots on fait naître des mondes à volonté. On fait du son pour avoir du sens et du sens pour avoir du son (celui de l’âne, bien sûr). Comme en claquant des doigts. Tiens ça aussi ça fait clic ! (ou clac !).

Vous imaginez que ce collectionneur de musiques verbales aurait bien voulu faire métier de la bouche. Hélas ! son défaut d’élocution le condamnait à l’oreille. Récepteur et non émetteur, auditeur et non batteur d’estrade, critique et non créateur. Deutérodocte en quelque sorte. Il avait donc trouvé un job au Ministère de la Communication dans le traitement des coups de téléphone perdus, du courrier en souffrance et dans l’acheminement des bouteilles à la mer - sorte d’Hermès et de saint Antoine à la fois. Le secret de la correspondance, vous le savez, est garanti par la loi et la Commission Informatique et libertés y veille. Mais la véritable protection de vos affaires privées, vous vous en doutez, c’est d’abord qu’elles n’intéressent personne. C’est d’une telle banalité que si vous aviez le pouvoir de tout entendre vous vous boucheriez les oreilles tant cela sent le remugle et vous ressemble. D’où le succès inverse des romans de gare : de l’adrénaline à toutes les pages ! Mais ce qui n’a guère de sens pour vous et moi - puisque c’est nous - en avait beaucoup pour Bof! Ce n’est pas seulement parce qu’il était assermenté auprès de l’Administration des Communications pour rétablir la ligne qu’il prenait ce rôle très au sérieux.

L’écrivain, le mateur de mots, le tastetournures vit largement par procuration et c’est là que Bof! accomplissait son destin. Dans le Royaume de la Communication, la communication n’était pas laissée au hasard de la communication. Sans doute, sous toutes les latitudes et jusque dans la plus petite des principautés, la Puissance publique organise-t-elle des manifestations : comices, messes, sauteries, fêtes patronales, assemblées de tous poils..., ces moments privilégiés où l’on se sent porté par les autres. Mais rentré chez vous, vous êtes bien seul. Vous prenez votre plume, ouvrez votre courrier électronique ou allumez la télé. Et là, comme dit l’autre, le massage c’est le message. Si vous n’avez pas sous la main quelqu’un à qui parler dans le sens du poil, un souffre-caresse, un poisson rouge, un boa constrictor, il y a quelque risque pour que vous mettiez à délirer. Vous vous raccrochez au fil du téléphone comme à la bouée qui vous relie au trois-mâts de la société. Dans le royaume où Bof! exerçait, un Service spécialisé veillait sur ces urgences. Au lieu de rester en déshérence au Bureau des messages perdus pendant un an et un jour avant d’être recyclés, comme chez nous - temps légal durant lequel son propriétaire avait le droit de venir les reprendre - les coups de téléphone perdus, les raccrochages au nez et les éclats de voix étaient traités dans le cabinet où Bof! avait son emploi. Des radars orthophoniques (comme il en existe d’ailleurs qui décryptent tous les messages numériques qui circulent autour de la planète dès que vous utilisez un mot du genre : “droits de l’homme”, “sulfate de soude”, “peuples autochtones”, “AK 47”, “titre indigène”, “casseur”, “T.N.T.”... regardez à www.dis.org/ereh-won/spookwords.html ou à epic.org vous verrez ce que je veux dire) avaient mission de détecter les bogues et une lampe se mettait à clignoter dans le central au-dessus du bureau d’un préposé. La chose était en effet bien trop complexe pour les machines à traduire et les correcteurs orthographiques, et c’est le Bureau des Émois (BDÉ, prononcer : Bédézé), sous-division du Bureau des Messages Perdus, qui était en charge du problème. Bof! était en mesure de peser immédiatement, lui le goûteur professionnel, au choix des mots, à la prononciation, aux silences, à la ponctuation, aux soupirs, au ton, à la prosodie..., comme le peseur d’âmes du royaume des morts, le solécisme émotionnel qui faisait question, le baisement quoi (comme on dit en créole). Car évidemment, quand on veut quelque chose, il faut s’en donner les moyens. Tout ces double binds façon “Non, moi aussi ! Oui, moi non plus !” qui vous entortillent dans d’invraisemblables sacs de nœuds, brouillent évidemment la communication. C’est comme si vous arriviez pour faire votre déclaration avec un pistolet au lieu du bouquet de fleurs attendu. Car il ne suffit pas de sentir vrai, il faut communiquer juste. Or les mots, on le sait, loin de répondre au doigt et à l’œil quand on les sonne (soit par le toucher, la vue et l’ouïe) et de se mettre au garde à vous le petit doigt sur la couture de la rime, s’amusent souvent à vous faire tourner bourrique. Un philosophe a rêvé d’une langue dans laquelle il ne serait pas possible de dire le contraire de ce qu’on pense, involontairement ou par volonté. Une telle langue serait bien contraire au chiffre de la condition humaine. Car c’est évidemment l’erreur (l’analogique et non le numérique) qui nous sauve la mise. Cette ligne de mire qui permet de couvrir plus large que ce qu’on vise, de mélanger les genres, de brouiller les catégories, de dire le contraire de ce qu’on dit - et qui permet aussi de rêver. La preuve que je dis vrai, c’est que mes petits me croient quand je leur raconte une histoire... Si les mots ne disaient que ce qu’ils disent, la vie serait d’un mortel ennui. Non, chaque mot traîne derrière lui les casseroles de la cuisine qui l’a vu naître, la naphtaline ou le pot-pourri du tiroir où on le range et tous ces harmoniques, ces effluves, ce tintamarre nous font une bulle de survie dans laquelle on peut voir venir. Quand on a dit “enfant”, on a dit “soleil” ; quand on a dit “jardin” on a dit l’univers. Car ce qui sauve les hommes du lourd tribut de penser les choses, c’est la capacité de pouvoir s’en raconter. Leurs bonheurs, leurs petits riens leur sont autant de motifs de plaisantes remémorations. Ils remâchent leurs souvenirs comme autant de vieux chewing-gums à nouveau chargés de chlorophylle.

Mais on imagine aussi que cette générosité des mots ne va pas sans faire parfois question. Vous avez beau connaître les recettes de fabrication, les classes, les catégories, les plages et les sédiments, les contextes et les connotations... la fabrique ne répond pas toujours, il s’en faut, à votre volonté et à l’intelligence de votre interlocuteur qui n’a que les signes que vous lui envoyez pour vous suivre. Vous croyez que c’est votre langue qui fourche. Que non ! “Allo ! Allo ! Monsieur le copissaire de molice ! venez vite ! je suis assailli par les mots !” téléphona un jour un écrivain, affolé, à la maréchaussée. Ce sont aussi les mots qui vous piègent. Quel dérapage, quand il s’agit de faire face, de ne pas mollir et de ne pas se lâcher. Quelle angoisse ! faire du mou quand il s’agit de faire le poids... Mais les mots mènent leur vie comme ils l’entendent et la communication est parfois soumise à de tragiques méprises. Il faudrait apprendre la rhétorique dès la maternelle, l’art de la prétérition, de l’anacoluthe, de la syllepse... et se mettre dans le bain dès la première tétine. Que d’impairs, que de divorces, de guerres de religions évités ! La guerre des polices n’est pas qu’une question de caractères, c’est aussi une question de nez, je veux dire d’oreille. Non, Bof! n’était pas une manière de Madame Soleil ou de Monsieur Lacan des ménagères. C’est plutôt du Vieux de la lune de la tradition chinoise qu’il faudrait le rapprocher. Comme ces marieurs d’Afrique du nord qui respirent l’haleine des fiancés afin de pouvoir dire s’ils feront bon ménage, Bof! soignait les peines de mots comme d’autres soignent les peines de cœur et s’immisçait discrètement dans les conversations dès que la petite lampe rouge du BéDéZé clignotait. Il lui suffisait souvent d’ajouter une imperceptible musique d’ambiance pour réparer les petits bobos avant que ça se gâte. Vous ne le croirez peut-être pas, mais quand vous êtes en “grande conversation” comme on dit, vous n’entendez, au bout du fil, que ce que vous voulez bien comprendre de ce que l’autre veut vous dire. C’est la bouteille à l’encre. C’est le sentiment qui commande. Alors, il suffit d’un mot de travers pour pourrir l’échange. Et l’odeur passe dans le tuyau, croyez-moi... Il lui arrivait donc parfois de mettre sa casquette et de sauter sur son vélo dès qu’une urgence était signalée. C’était évidemmment surrérogatoire par rapport à ce que l’Administration attendait de lui et de surcroît contraire à la déontologie de sa fonction, puisqu’il était supposé n’intervenir que par les ressources de la prosodie. Sans se mêler en chair et en os du malheur du monde. Mais l’hygiaphone de l’administration est loin d’être une protection toujours suffisante quand le fonctionnaire, aimant son métier (c’est-à-dire ne l’aimant guère) tend l’oreille et donne un peu de soi. C’était précisément le cas avec notre ami Bof!. La passion des mots lui faisait oublier sa timidité naturelle...

Ce matin-là il avait donc enfourché sa bicyclette et s’était rendu dans le quartier des orangers où une dispute téléphonique particulièrement violente avait été signalée. Il lui avait été facile de localiser l’appel grâce au logiciel à gros mots (plus de trois-cent-soixante octets) installé sur sa table numérique. C’était le professeur Durasec, grand spécialiste de l’antiquité grecque et de l’art mésopotamien. On l’avait vu récemment à la télévision où il avait développé sa théorie sur l’origine de l’écriture et sur les réformes nécessaires qui, selon lui, s’imposaient pour apporter la paix dans le monde. Mais le problème semblait ici être d’ordre strictement privé : son assistante l’avait menacé des derniers outrages parce que, alors qu’il était en train de lui décrire au téléphone la reproduction d’un pan de mur antique qui venait d’être mis à jour, au lieu détailler ce qu’il avait sous les yeux, à savoir des frises grecques et des fragements d’écriture, avait parlé, sa langue s’étant emmêlée, des “frisettes d’une Grecque”. C’en était trop pour l’assistante qui comptait bien succéder un jour à son patron. Car celui-ci était aussi en correspondance avec une ancienne étudiante de Salonique, déjà bien avancée, qui toute désintéressée qu’elle était, n’était pas sans avoir des vues, elle aussi, sur la chaire du vieux professeur. La transmission du savoir a de ces mystères... Lorsque Bof! sonna chez le professeur Durasec, il trouva celui-ci qui se trempait les pieds dans une bassine d’eau salée pour se remettre du choc. Il ouvrit, une serviette à la main, surpris d’entendre ce télégraphiste d’un genre particulier lui raconter son boniment : “Ne vous frappez pas professeur ! expliqua-t-il, nous avons reçu un S.O.S. de Mademoiselle Crépinette : elle regrette tout et se dit prête à tout recommencer. Comme elle n’ose pas vous envoyer des fleurs, elle nous a chargé de vous apporter ce panier de figues du Péloponnèse en guise d’allégeance et de réparation. Elle me charge aussi de vous dire qu’elle est absolument convaincue par votre théorie de la diffusion du cunéiforme au Moyen-Orient et que votre contradicteur turc est, lui, par chauvinisme sans doute, bel et bien dans son tort. Le professeur Durasec, quoique par profession suspicieux des dénonciateurs de figues, accepta le cadeau en guise de résipiscence. Quelques mois plus tard, les vieux tourtereaux - qui ignoraient jusque là leur convergente inclination (ou qui faisaient semblant) - convolaient, la tête au creux de l’épaule. Il avait donc suffi d’une explosion communicative adéquatement redirigée pour les révéler à eux-mêmes. Bof!, sorte de SAMU sémantique du sentiment, avec sa casquette et son vélo, réparait ainsi, tel le plombier du quartier, le débordement des affections et, parfois même, les tuyaux. Il arrivait rarement trop tard, quand il n’y avait plus qu’à éponger avec la serpillière qu’il gardait toujours - au cas zoù - sous sa selle, dans la petite sacoche où sont rangées les minutes zet les rustines.

je fais du son pour avoir du sens

Bof! était ainsi devenu, presque à son corps défendant – mais sans se faire violence – le gentil sparadrah des bobos du cœur et le rabibocheur des alliances cassées de sa circonscription téléphonique. Et cette spécialité avait fait de lui, à force de recoller, le connaisseur des malheurs privés et des solitudes cachées. Et lui seul (ou presque), les connaissant tous et toutes (comme les marieurs ou les marieuses dans les sociétés traditionnelles qui tiennent l’état-civil et les généalogies), pouvait racommoder ou apparier. Tout cela, bien entendu, n’était pas dans son contrat d’opérateur du BéDéZé. Mais son goût des mots débordait souvent, je l’ai dit, sa neutralité professionnelle.

Un jour, son voisin de standard le tira par la manche : il venait d’entendre un coup de pistolet au beau milieu d’une communication téléphonique. L’adresse du coup de feu était facile à trouver. Bof! sauta sur son vélo et sonna : un grand-père vint lui ouvrir, un pistolet encore fumant à la main : “Ne vous inquiétez pas, dit-il, je l’ai encore manquée : c’était une balle à blanc”. En effet, on voyait à la coloration du combiné, que la conversation avait été chaude. Mais que se serait-il passé si une vraie balle, sortie du canon, était partie dans le tuyau ? Voilà bien là la supériorité des ondes radio sur les fils électriques...

Je dois donc vous dire que Bof!, sympathique redresseur de mots, s’était pris d’affection pour une demoiselle dont les coups de téléphone arrivaient bien plus souvent qu’à leur tour jusqu’à son poste. C’était une machine à confondre les mots, à broyer les significations, à brouiller les cartes. Une vraie salade parlante. Elle avait de sérieux problèmes avec les consonnes – je vous dirai pourquoi tout à l’heure. Un jour qu’il venait de sauter sur son vélo pour aller dénouer les nœuds dans lesquels Jaja (c’est le nom de la demoiselle) s’était encore pris les pieds, une alerte rouge sonna sur le téléphone de sa vieille bécane : “Bof! doit se rendre d’urgence au 38 de la rue des Haricots” disait le message qui passait en boucle. C’est encore lui, pensa-t-il. Il fit demi-tour et prit la rue des Haricots à contre-sens. Un éclat de voix tomba juste devant sa roue, il n’eut que le temps de freiner. La scène était torride. L’homme (c’était évidemment le grand-père de tout à l’heure) était dans son jardin, un entonnoir en guise de porte-voix à la main. Devant lui, le combiné du téléphone était posé sur une chaise et l’individu braillait tant qu’il pouvait, avec l’intention de faire entrer un maximum de décibels dans le circuit, ce qui risquait bien entendu de créer des embouteillages dans les tuyaux et c’est pourquoi on avait alerté Bof! de toute urgence. - Etes-vous sûr qu’elle n’a pas raccroché, demanda Bof! ? - Bien sûr que non, rétorqua l’homme. Cela fait 53 ans que nous sommes mariés ! Inséparables, vous dis-je ! Elle ne peut pas plus se passer de moi qu’un chien de son sac de puces ! A la guerre comme à la guerre ! Je lui demande seulement de me repriser mes chaussettes ! C’est pas la mer à boire, enfin ! Elle prétend que ça ne se fait plus. - Bon, d’accord, tempéra Bof! mais pourquoi martyriser votre téléphone ? Tenez ! dit Bof! en donnant un ticket au papy, le Bureau des Émois vous offre un bon d’achat de trois paires de chaussettes à la Samaritaine. Mais ne recommencez plus, sinon ils vont vous couper le téléphone... Et Bof! s’en retourna sur son vélo bringuebalant vers sa destination première, Mademoiselle Jaja - qui avait sans doute réussi à se tirer d’affaire toute seule. Mais sait-on jamais ?

En coupant à travers le square des zazalées, Bof! remarqua un individu qui était en train de glisser ce qui paraissait être un morceau de papier sous l’écorce du plus gros marronnier du square. Que faisait-il ? Était-ce un jeu de piste ? Un rallye ? Un mot doux qu’une dulcinée viendrait récupérer bientôt ? Un trafic ? Un truc d’espion ? Il avait lu quelque part qu’un agent d’un pays de l’Est (de l’Est d’autrefois) dissimulait ses messages secrets et ses microfilms dans des boules de glaise qu’il façonnait pour les faire ressembler... à des crottes de chien – qu’il déposait négligeamment dans des endroits convenus. Bof! avait-il malgré lui intercepté une mission secrète de la plus haute importance ? Allait-il refaire Blow-up ou le Watergate sans l’avoir cherché ? A se mêler des mots des autres, n’est-on pas nécessairement happé par leurs maux ? Notre ami Bof! n’allait-il pas être entraîné malgré lui, lui le panseur de mots, dans les affres des passions majeures, celles qui brassent des montagnes de dollars et qui font couler le sang ? Stupeur ! il reconnut le professeur Durasec ! Incroyable ! Comment un savant aussi sérieux que le professeur Durasec pouvait-il s’adonner à d’aussi singulières (et sans doute répréhensibles) activités ? Correspondait-il en secret avec cette étudiante finalement évincée par son assistante ? Cette histoire de cunéiforme n’était-elle qu’une couverture ? Bof! attendit évidemment qu’il soit hors de vue pour aller voir ce qu’il avait glissé sous l’écorce... Cela ressemblait à un message codé, avec un plan. Enfantin ! Trop sans doute. C’était écrit en boustrophédon, une ligne de gauche à droite, une ligne de droite à gauche (comme le bœuf qui trace son sillon dans le champ : les Grecs ne connaissaient pas le brabant - même si Pythéas est allé jusqu’à Thulé - qui permet de coucher la terre retournée par le soc toujours dans le même sens sans avoir besoin de revenir à la ligne). Il y avait un plan de rue. Le nom était illisible. Volontairement sans doute. Bof! remit le papier sous l’écorce et attendit, espérant – qui sait ? – que le destinataire allait se manifester bientôt. Il appuya son vélo contre un arbre et s’assit sur la pelouse, une paquerette au bec, jouant au petit livreur qui souffle entre deux courses. Il eut alors une autre surprise : celle de voir apparaître à son tour le papy qu’il était allé dépanner deux fois de suite, celui du tir à blanc et de l’entonnoir ! Jetant un œil à droite puis un œil à gauche et, s’appuyant au marronnier comme pour remonter de l’autre main sa chaussette droite, celui-ci retira subrepticement le papier de sa main gauche et le glissa dans sa chaussette droite. Le manège était donc bien rôdé. C’était un moyen de communication dont Bof!, lui, le goûteur de voix, l’ingénieur du ton, n’avait jamais soupçonné l’existence. Mais à quoi cela pouvait-il bien servir ? Que cachait ce circuit parallèle ? Cet empire de l’écrit qui échappait aux aguilleurs de la voix ? Un trafic inavouable, probablement.

Bof! suivit le papy à distance en marchant à côté de son vélo. Celui-ci rentra chez lui, laissant Bof! à sa perplexité. Qu’est-ce qui pouvait bien rapprocher un professeur de grec ancien d’un amateur de vieilles chaussettes ? Peut-être existait-t-il, sur le mode de l’association des handicapés patronymiques (ces malheureux dont le nom a un sens et qui excitent les quolibets dans la cour de récréation : les Mariecouchetoila, les Malotru, les Sosie, les Champion, les Machin ou les Corniaud...), une sorte de confrérie des handicapés téléphoniques, de ceux qui n’arrivent pas à échanger in absentia. Mais non ! Bof!, le préposé à la chose, aurait été au courant. Peut-être complotaient-ils pour changer les règles de la facturation ou prendre d’assaut le central, comme on s’empare de la radio nationale quand on fait un coup d’État... Qui sait ? Mais non ! avec ses grandes oreilles, Bof! les aurait tout aussi sûrement repérés. Peut-être étaient-ce des faux-maçons, cette confrérie secrète d’intrigants qui, insatisfaits de la situation que leur vaut leur médiocrité individuelle, s’assemblent pour se pousser dans le monde (contrevenant d'ailleurs à l’article VI de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui énonce que la promotion des hommes doit se faire "sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents") et communiquent par des codes d’eux seuls connus. Peut-être étaient-ce tout simplement des originaux emportés dans un jeu de rôles... Alors qu’il était abîmé dans ses réflexions – n’ayez pas peur, ça veut simplement dire : “plongé dans ses pensées” – un vendeur de journeaux passa en criant : “LéZéKo dernière ! LéZéKo, dernière édition ! Tout sur la dernière du mystificateur en série. Une nouvelle victime du grand-père mystificateur. Achetez LéZéKo dernière !” Bof! n’y prêta même pas attention. A tort, car il y avait un lien secret entre le folklore entretenu par ces grand-pères – le mystificateur en série était bien entendu un papy de la bande –, comme un rideau de fumée d’innocentes fadaises, pour dissimuler d’autres réalités. Bof! décida de pister le papy aux vieilles chaussettes pour en savoir plus. Il découvrit alors un invraisemblable complot ourdi par ces fameux papys qui jusqu’à présent ne s’étaient signalés, en effet, que par une campagne publicitaire pour l’adoption du boustrophédon. Des affiches avaient été placardées dans la ville qui étaient supposées démontrer que le boustrophédon allait apporter la paix au monde. Le professeur Durasec avait fait plusieurs passages à la télévision pour vanter les bienfaits de cette mesure. La population trouvait tout cela assez farfelu, sans plus prêter d’attention à ces grand-pères qui, visiblement, ne savaient pas trop comment occuper leur retraite et dépenser leurs économies...

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2. Un clic est un clic

La vieillesse, on le sait, est l’âge de tous les enthousiasmes et de tous les fanatismes. Sachant cela, les sectes de tous poils prospectent dans les clubs de troisième âge et dans les académies où d’invraisemblables érudits, capables de réduire l’univers à la sous-sous-spécialité de la discipline qu’ils ont exercée toute une vie durant, se mêlent de transformer le monde. C’est leur talon d’Achille. La science devient marotte et la marotte peut se changer en paranoïa. La confrérie des Boustrophédons, comme de juste - c’était son nom - voulait boustrophédoniser le monde. Ils s’étaient donné ce nom un peu folklorique, “Les Amis du Boustrophédon”, pour avoir une couverture officielle et ramasser quelque subvention. Mais derrière cette vitrine légale (façon “Front de Libération Canal Géographique”), il y avait un complot savamment préparé. Ils se disaient convaincus, nos papys, et se répandaient dans les journaux pour faire valoir cette opinion, comme ces psychologues à la petite semaine qui spament votre boîte à lettres électronique de tests du petit cochon

(voici celui que j’ai reçu la semaine dernière - je l’ai censuré un peu :
Prends une feuille blanche et dessine un cochon ne descends
PAS PLUS LOIN AVANT DE L'AVOIR DESSINE.
DESSINE D'ABORD !!!
C'EST BON ? C'EST SÛR ?
Le cochon sert de test de personnalité
Si tu l'as dessiné sur la partie supérieure de la feuille : tu es positif et optimiste.
Plutôt vers le centre : tu es réaliste
Vers le bas de la feuille : tu es pessimiste et tu as tendance à avoir
un comportement négatif.
S'il regarde vers la gauche : tu crois à la tradition, tu es amical et te rappelles facilement des dates : fêtes d'anniversaires, anniversaires,...
S'il regarde vers la droite : tu es innovateur, actif mais tu n'as
pas un grand sens de la famille et n'accordes pas d'importance aux dates importantes.
S'il regarde de face vers toi, tu es direct, tu aimes être l'avocat du
diable et tu n'as pas peur d'affronter des discussions.
Si tu lui as rajouté beaucoup de détails : tu es analytique, patient et méfiant.
S'il n'a pas beaucoup de détails : tu es émotionnel, ingénu, pas
très méthodique et tu prends beaucoup de risques.
Si tu lui as dessiné moins de 4 pattes, tu es insécure ou bien tu
es en train de vivre une période de grands changements dans ta vie
Si tu lui as dessiné 4 pattes, tu es sûr, obstiné et tu t'accroches à tes idéaux.
Si tu lui as dessiné plus de 4 pattes, tu es un idiot.
La taille des oreilles indique ta capacité d'écoute envers les autres.
Plus elles sont grandes, mieux c'est.
OK.
Qui a oublié de dessiner la queue ?????
Non, non, pas possible de refaire le test...
Envoie cet e-mail à 11 personnes et tu veras apparaître sur ton écran une vidéo très sympa...)

que le sort du monde dépendait de la façon de le coucher sur le papier. Ils disaient vouloir enfin mettre la paix entre ceux qui écrivent de droite à gauche, ceux qui écrivent de gauche à droite, de haut en bas ou de bas en haut, les Arabes, les Chinois, les Aztèques, les disciples de Devanagari (adeptes de la corde à linge sur laquelle on suspend les syllabes à tous les vents de la communication), ceux qui écrivent en coin (en cunéiforme) et ceux qui regardent de travers, etc... Ils se présentaient comme les sauveurs qui, grâce au boustrophédon, allaient mettre tout le monde d’accord. Ils racontaient qu’ils avaient été, eux aussi, de fervents zélateurs de l’esperanto dans leur jeunesse et qu’ils avaient bien dû constater l’échec de cette espérance universelle. Non, la solution, la voie, le hit, le tao, le trip, le knack, c’était, à les entendre, le boustrophédon ! À l’automne de la vie, cette façon de renverser le cours du temps, de retourner le sablier, de faire remonter l’eau à la source (comme dans les postures renversées du yoga) avait évidemment de quoi séduire les retraités : ah ! si l’on pouvait faire tourner le zoétrope à l’envers !

Mais derrière ces sympathiques loufoqueries, ils avaient mûri un plan diabolique : s’emparer du pouvoir pour mettre en place une gérontocratie qui, à la différence de toutes celles qui, à peu près partout dans le monde, gouvernent les États, allait se donner les moyens de véritablement gérontocratiser le monde (alors que les gérontocrates ordinaires se contentent – si je puis dire – de monopoliser l’assiette au beurre). Cette prise du pouvoir comportait plusieurs phases. Bof! allait progressivement le découvrir en s’attachant discrètement aux pas du papy aux chaussettes.
Phase 1 - Il s’agissait de détourner l’attention des gobeurs de mots – la foule ordinaire, vous et moi – en montant en épingle des zescroqueries médiatiques et des coups de téléphone tonitruands. De convaincre que les Boustros étaient de doux et innocents rêveurs. Ce rideau de fumée, pour avoir ses entrées dans l’administration et les mains libres pour mettre en œuvre la phase 2.
Phase 2 - Un virus informatique (qui avait été longuement incubé par le papy aux vieilles chaussettes, précisément), tel ceux qui mangent une par une, sur votre écran d’ordinateur, à la vitesse grand V, les lettres de vos œuvres complètes (qui retournent au néant sous vos yeux aussi nécessairement que vous les en aviez tirées), devait boulotter tout ce qui n’était pas écrit en boustrophédon dans les ordinateurs. Cela afin de mettre le monde au boustrophédon. Ceux qui étaient d’accord et ceux qui ne l’étaient pas. Ce n’était encore qu’une étape. Et un bobo tout relatif. Évidemment, le boustrophédon, ça ne court pas les rues ni les enseignes, mais bon, ça sert quelquefois pour les effets de manche et les effets de manchettes. Avec du javascript, par exemple, quand on attache un texte derrière la souris (vide supra). Pas de quoi fouetter un chat. On s’habitue sans peine à lire à l’envers. Et puis, si votre ordinateur ne reconnaît que le boustrophédon, pourquoi ne pas s’y mettre ? Cela vous économise le retour chariot. En pratique, l’informatique étant tout sauf une science exacte (et l’imposture informatique, elle, étant bien réelle), la pilule était facile à faire passer. Mais ce coup, lui aussi, n’était qu’une sorte d’apéritif destiné à donner le tournis au citoyen, comme la toupie des manèges de foire, et à faire perdre pied au commun des mortels.

Phase 3 - Car le complot des papys avait un objet d’une tout autre portée. Ce qu’ils voulaient, nos papys, ce n’était pas la dînette pour le troisième âge, les clubs de bridge et autres thés dansants. C’était la vie, la vraie vie. Car on a beau les gonfler de nandrolone, de prégnénolone, dehydroépiandrostérone, de L-arginine, d’acétyl L-carnitine, d’acide lipoïque ou de mélatonine, ils sont déjà revenus de tout, aussi cybers soient-ils, couturés d’expériences, affranchis, assouvis, insensibles... Et cela ne fait pas le compte. À quoi bon prendre le pouvoir, si ce n’est pour mettre le monde à ses pieds et les choses à sa guise ? Quand on sait ce que la pharmocologie plus la politique pourrait faire ! La guise des papys, leur programme c’était de mettre le monde en demeure et en mesure de leur rendre leurs illusions. La sagesse, non, très peu pour eux, c'était pas de leur âge ! Ils en avaient soupé des : "...que philosopher, c'est apprendre à mourir" et autres "vanitas vanitatis..." Ce qu'ils voulaient, c'était boire à pleines gorgées à la gamelle des illusions. Sans se rincer la bouche ni les babines. Vous allez voir que la méthode choisie était assez radicale – et bénir le ciel que Bof!, le gobeur de mots se soit miraculeusement trouvé là.

Car l’assistance hormonale ne vous rend pas vos illusions. C’est ça le hic. La supériorité des endorphines sur les exorphines, ça n’est pas seulement la bonne dose – qui protège de l’addiction – c’est la qualité. Elles vous délivrent du réel en même temps qu’elles vous donnent le mode d’emploi. Elles vous embarquent pour Cythère sans billet de retour. Elles vous décrochent la lune et quelques constellations en supplément. Éblouissement sans question. Même s’il est réputé produire de l’illusion – et comment ! – à vingt ans, le flash du coup de foudre est bien réel. Évidemment, c’est un peu plus compliqué, mais ça se passe à peu près comme l’empreinte chez les canards. Tu prends pour ta mère le premier qui bouge quand tu sors de ta coquille et tu le suis les yeux fermés. Le coup de foudre est la concomittance d’une décharge de vasopressine (faites mon adresse électronique et je vous donnerai la formule chimique) et de l’apparition dans le champ visuel, en chair et en os, de l’objet d’attachement dans la catégorie attendue (la littérature, le cinéma et les ritournelles y pourvoient). Tout autre est la condition de l’assisté. Il sait la chute trop proche pour se monter le bobichon. Il a le sentiment de voler quelque chose à la vie. Comment jeter sa gourme quand on sait qu’on tire ses dernières cartouches ? Ce Durasec, avec sa Duracuire, Mademoiselle Crépinette : “Une rose d’automne, a-t-il dû lui sussurer à l’oreille, est plus qu’une autre exquise !”, n’en pensant pas moins (“T’as beau prendre de la progestérone, tu racles comme une râpe à fromage !”). Du Goya en panoptique. Vieux mangeant leur soupe. Passage en boucle... Les papys se mirent donc en syndicat – en secte, devrais-je dire : ils se reconnaissaient à un tatouage en forme de sablier sur la tempe gauche, dissimulé sous le poil et, comme tous les sectaires, faisaient de leurs rites de passage l'expérience "incommunicable" édifiant une muraille infranchissable avec le commun des mortels
et décidèrent de passer à l’action.

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L’idée venait du papy qui avait fait carrière dans l’armée. Il se piquait d’exactitude (sans seringue), s’exprimait en contrepétries et ne se nourrissait que de chocolat (ce qui expliquait sans doute le goût assez douteux de ses contrepets). Ancien des services secrets, il était rompu aux plans de campagne les plus tordus. C’était un as de l’intox. Leur plan était aussi réfléchi que simplissime. Les accès aux réserves d’eau des grandes villes sont tenus secrets comme les codes de la riposte nucléaire. Et pour cause, puisqu’il suffit de quelques bacilles pour empoisonner la population. Le papy aux chaussettes percées, mais aux convictions bien arrêtées, avait autrefois travaillé à la Ville et connaissait toutes les entrées. Nos Panthères grises avaient donc décidé de mélanger à l’eau de la ville un cocktail de barbituriques pour faire passer le goût du futur à tout autre qu’eux-mêmes. Il suffisait, ils en étaient sûrs et c’était l’idée fixe contre laquelle ils avaient échangé leurs monomanies de vieux et qui les avait mués en conspirateurs, de supprimer le modèle pour que l’imitation devienne réalité. Ils avaient tous un compte à régler avec le passé et c’était, ils y croyaient dur comme fer, le seul moyen de repartir à zéro. L’un avait usé son énergie à faire l’instituteur et il était bien décidé à prendre sa revanche. Pour vous dire qu’il n’avait guère aimé ça, il racontait à qui voulait l’entendre qu’ayant “passé son temps à torcher des morveux et à moucher des m...” (sic), il avait maintenant décidé de se rattraper et de profiter de la vie. Un autre, qui voulait devenir aviateur, avait fait carrière dans la dératisation... Mais comment vivre quand on a son destin derrière soi ? Comment “retourner à la bêtise” ? Pas si simple. La bêtise cela vous a un début et une fin et la sagesse, cela n’est rien d’autre que la fin, la ptôse des convictions, un désabusement généralisé. Que faire, quand il ne vous reste qu’un bout de codon à griller (c’est une histoire de télomère) ? Pas gai. Il ne suffit pas de prendre un billet au Club Med (ou ce qu’il en reste). Le problème, je l’ai dit, c’est le dedans. Aucun lifting ne vous retend les plis de la mémoire, aucun amobarbital n’efface l’ardoise de vos espérances déçues. Odds and ends... Ce que vous avez été se voit comme le nez dans la figure. Retourné comme un doigt de gant. Vous avez réalisé le programme. Sagesse, ou révolte. Mouroir, ou trépanation.

Pour croire de nouveau aux grandes et aux petites espérances, pour émarger à la gobergerie universelle, il fallait remettre les pendules à l’heure, c’est-à-dire, bien sûr, du point de vue des papys, arrêter toutes les autres. Conjuguer le retour d’âge avec l’apoptose de tous les horloges. Le temps n’est pas ce que l’on croit, le pas cadencé d’une unique toquante au-dessus de nos têtes. C’est une chose tout à fait relative. Si la physique a choisi le temps linéaire, c’est en vertu du principe de causalité : la cause d’un phénomène lui est nécessairement antérieure et la topologie de ce temps n’a que deux variantes : la ligne ou le cercle, selon que la courbe du temps est ouverte ou fermée. Mais le temps des humains est bien différent. C’est celui de leurs humeurs. Le temps physique, stupide curseur qui se déplace les yeux fermés, n’a pas de mémoire. Nous autres, les fils d’Adam, nous sommes à la fois du passé et du futur. La bobine qui nous sert de témoin a des yeux derrière la tête et des yeux devant. Pour goûter la mélodie de “Frères Jacques”, il faut coller ensemble le passé immédiat et le futur imminent. On dira que chez les volatiles, c’est le même topo, avec leur tête de linotte. Sans doute. Sauf que chez les humains, la rengaine est plus compliquée. Y’a du monde même quand y’a personne. Y’a quelque chose même quand y’a rien. C’est la magie du langage. C’est le si petit peu qui nous distingue et qui change tout : nous représenter le présent dans l’avenir avec ce que nous savons, ou croyons savoir, du passé. A part le nez, dont les neurones se régénèrent continuement, tout cela tient dans des engrammes qui se dégomment à l’usage aussi naturellement que les pneus de nos vélos, capacité d'illusion comprise. Mais il suffit de jouer sur les neuromédiateurs pour donner une tout autre figure au réel. Potion. C’était l’idée. Quelques ions de calcium ou de sodium font la différence. Quelques gouttes de tourne-à-gauche [je dois vous dire, mais vous le savez peut-être, que le tourne-à-gauche est une sorte de pince qui sert à donner de la voie aux lames de scie – rien à voir, donc, avec un recadrage gouvernemental en situation de crise sociale – et que la liqueur de tourne-à-gauche, cela vous donne un tournis à ne plus savoir faire la boucle de ses lacets de chaussure], plus un mélange équimolaire d’oxygène et d’azote (c’était pour faire passer la pilule, ça fait voir la vie en rose), plus scopolamine, plus flunitrazépam, plus amobarbital sodique et gamma-hydroxybutyrate en un dosage que le papy aux vieilles chaussettes avait expérimenté sur son chien (le malheureux ne reconnaissait plus son chien de maître). Le mélange, concocté avec un banal excipient, était inodore, incolore et sans saveur... Le robinet étant commun, le quasi engourdissement néo-cortical devait être général et la désinformation – la vraie, weltangschauung – totale...

Leur plan mis à exécution – heureusement, grâce à notre ami Bof!, l’étape fatale fut évitée – les papys avaient décidé d’attendre que l’état de somnolence hypnotique gagne progressivement la population. Sans futur qui trace la voie nous ne sommes que des automates bien imparfaits par rapport à nos amies les bêtes. Nos humeurs sont trop imprécises pour nous dicter conduite. C’est un état d’esprit qui ne sert à rien s’il n’y a pas de plan à exécuter. Les Boustros avaient décidé de se présenter aux élections municipales (ils attendaient cette échéance pour passer à l’action), sur plusieurs listes concurrentes pour ne pas éveiller d’éventuels soupçons, afin de se trouver bientôt aux commandes de la ville. Qui aurait dit que ces retraités débonnaires étaient en réalité des factieux ? Ils avaient même programmé, en se partageant les rôles, de se chamailler si bien pendant les réunions du conseil municipal que les citoyens les plus avertis (ou les moins barbiturés) n’y auraient vu que du feu. A quoi devait ressembler le monde selon les Boustros ? Que voulaient-ils ? Vivre, tout simplement. Comme s’ils n’avaient pas déjà vécu. Comme les vieilles actrices qui interdisent les miroirs et paient des figurants pour leur jouer la comédie, il leur fallait effacer les signes de leur passé. Au tripatouillage de l’eau de la ville, un deuxième traitement que, celui-là, ils s’étaient bien entendu exclusivement réservé, était nécessaire. Il ne suffit pas de lobotomiser la capacité à fantasmer des autres pour recouvrer sa jeunesse. Il faut aussi être capable de se payer d’illusion. Comme les trépassés de l’Énéide, ces “âmes à qui les sorts réservent d’autres corps”, il leur fallait boire l’eau d’amnésie : “boire dans l’onde du Léthé les liqueurs narcotiques des profonds oublis” (Animae, quibus altera fato corpora debentur, Lethaei ad fluminis undam securos latices et longa obliuia potant). Pour avoir le désir de plonger à nouveau dans les tourments et dans les délices des passions majeures, il est nécessaire d'avoir à la fois perdu la mémoire et conservé (ou avoir retrouvé) cette capacité d’égarement qui nous fait nous immerger les yeux fermés dans l’océan tumultueux de la gloutonnerie commune. Sans penser aux conséquences et sans y penser. Dévidés dans le fleuve de la vie, sanctionnés par les générations, appariés par les saisons, moissonnés par les sentiments, cueillis comme des fruits mûrs et délocutés avoir même d’avoir pris la parole, nous ne sommes que du temps. Si l’expérience est un peigne pour chauve, comme dit un proverbe chinois, c’est aussi un poinçon qui nous incise dans la peau, jour après jour, les épreuves et les tourments. Cela ne sert à rien et cela nous marque pourtant de telle manière qu’au bout du compte on se retrouve tatoué comme un Maori, n’ayant plus le moindre carré de peau pour écrire le dernier codicille de son testament. Amnésiants + euphorisants, c’était l’ordonnance complémentaire à l’empoisonnement de l’eau de la ville. La potion versée dans l’eau avait le pouvoir d’oblitérer le futur dans la conscience de la population et la potion prise par les papys d’oblitérer le passé et de leur rendre ce pouvoir d’illusion comme s’ils n’avaient pas déjà vécu. Il suffit en effet de démultiplier le pouvoir d'illusion pour effacer le passé ou le rendre inopérant. Ce sont les futurs imaginés qui vous font la vie belle, pas ceux qui se réalisent... On a toujours un tour d’avance sur la dèche qui vous colle aux semelles. "L’espoir fait vivre", etc. "Plus qu’hier et moins que demain". Rengaines...

Je ne vous ai pas encore parlé de Papy Doc, le médecin un peu toqué (et même plus qu’un peu) de la société des Boustrophédons. Il avait gardé de ses études de médecine comme on en faisait autrefois (de nos jours, on débaptise ce genre de prix Nobel) des idées assez imprécises sur le serment d’Hippocrate. Sorte d’hybride de Folamour et d’Antinori. A l’inverse du poète persan qui écrivait : “Il ne manquait rien au monde quand tu n’y étais pas / Il n’y manquera rien quand tu n’y seras plus”, il pensait, comme Néron (qui se serait exclamé au moment de quitter la scène : Qualis artifex pereo !¨Ô monde, quel artiste tu perds avec moi !), que la terre n’avait jamais porté plus grand personnage que lui. La mise à la retraite ne l’avait pas désarmé. Il avait exercé à la Sécu qui ne badinait pas avec la limite d’âge et en voulait à l’administration qui ne lui avait pas, disait-il, laissé le temps de donner sa vraie mesure. Evidemment, il n’était pas question pour lui de quitter la partie. Il prétendait avoir trouvé une solution à la contradiction universelle : “Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait”. La vieillesse au fond, expliquait-il, c’est quoi maintenant qu’on sait retailler dans le vif et maquiller les outrages de l’ancien temps ? Un scrupule moral qu’il suffit de gommer, lui aussi, avec un exfoliant quelconque. La morale n’est rien d’autre qu’un tégument sous dépendance hormonale – dont on peut se défaire comme d’une vieille peau. Une mue peut vous rebâtir de pied en cap, de la carapace au noyau. Propre comme un sou neuf, innocent comme l’agneau, celui qui renaît de cette exuvie ne sait ni le bien ni le mal. Cette absolution que tout un chacun, aujourd’hui (s'il sait deux doigts de chimie), peut se procurer en pharmacie, Papy Doc avait décidé d’en faire un gouvernement. Tel le prince Vlad, qui a servi de modèle à Dracula, et qui, dit-on, se nourrissait du sang de ses victimes, ou comme ce pape (à moins que ce ne soit une papesse) qui se faisait faire des transfusions de sang à gogo (si vous êtes coureur cycliste, vous voyez ce que je veux dire...). Le plan était d’utiliser la jeunesse lobotomisée par l’eau de la ville, non pas comme chair à canon, comme les gérontes patriotards, ou comme chair à plaisir, comme les tyrans romains, mais comme un vivier d’illusions, une réserve de châteaux en Espagne, de plans sur la comète, une banque de chimères dans laquelle ils pourraient se servir à volonté. En lui faisant jouer les utilités tout en lui faisant les poches. C’est bien beau de vivre entouré d’ilotes vivant en boucle, lovés comme des fœtus en attente d’une impossible délivrance, encore faut-il qu’ils aient une apparence de réalité pour les embarquer dans votre trip. Il faut être au moins deux pour être un. Il ne suffit pas de maquiller les apparences et d’oblitérer le passé. Il faut la remplir de vin millésimé cette cruche vide, de cette folle espérance qui rend le présent acceptable, de ce supplément de cause qui nous pousse à faire sans réfléchir, à siffler dans la tourmente, à aimer sans aimer, à danser au-dessus du précipice. L’hébêter de cet enivrement qui fait l’hécatombe du samedi soir à la sortie des boîtes et qui transforme en chair à canon, à la première réquisition des vieux, les jeunes générations qui partent au combat la fleur au fusil. Donc, ce que les chloroformés avaient encore dans la tête et dont ils n’avaient plus guère besoin puisqu’on leur aurait volé le futur, il suffirait de le siphonner pour le faire passer dans la tête des Boustros. Un lavage de cerveau en quelque sorte. Qui ne devait pas poser question puisque les idées en cause étaient endormies, détachées de leur support, en déshérence dans la boîte crânienne des zombies qui les avaient enfantées. Pour récupérer ces idées, Papy Doc avait son idée. La boîte est fermée, sans doute, mais on y entre presque comme dans un moulin. Si vous avez une tumeur à l’hypophyse, par exemple, on passe par les trous de nez et on vous enlève ça en deux coups de cuiller à pot. Il voulait, lui, aspirer les idées.... avec une paille.

Mais un papy psychanalyste s’opposait fermement à ce plan. Il prétendait que, les idées étant immatérielles, on ne ramènerait que de la soupe chimique avec cette paille et qu’il serait plus expédient de soumettre les patients à une sorte d’anamnèse pour leur tirer les vers du nez. Il eut gain de cause. On avait donc décidé, pour faire la récolte, de rameuter en temps opportun, quand on serait au pouvoir, tous les papys psy dans la confidence. Vous savez sans doute qu’aux États-Unis, on appelle les psychanalystes headshrinkers, “réducteurs de tête”. J’ai comme l’impression qu’ils n’auraient jamais mieux mérité leur nom. En réalité, pas besoin d’être un pro du psy, il aurait suffi, vraisemblablement, d’un dégazage assez banal pour récupérer les idées en souffrance dont les papys voulaient se georger les neurones. Celles-ci, récupérées dans des bocaux étiquetés devaient être rangées sur des étagères, comme les trophées du Musée de l’Homme quand la diversité humaine ne suscitait guère que la curiosité des zoologistes. Un système à code-barres 39 [i. e. "3 parmi 9", chaque caractère du jeu de base étant représenté par 9 éléments (5 barres et 4 espaces) parmi lesquels 3 sont larges (1 binaire) et 6 sont étroits (0 binaire)] permettrait de répertorier les idées selon leur nature et leur intensité. Un papy avait-il besoin d’un rêve régénérateur ? Il se rendait à la banque de fantasmes et on lui passait un crayon optique sur le front qui scannait immédiatement son déficit et permettait d’identifier le fantasme le mieux approprié à sa fantaisie. On le sortait de son bocal et on sonnait le (ou la) zombie adéquat(e) qui devait arriver dans l'heure, le petit doigt sur la couture du périnée (je vous expliquerai un autre jour : c'est une autre histoire loufoque – dans un autre genre – que je n'ai pas eu le temps de mettre en ligne). Ces illusions toutes fraîches, encore frémissantes de désir inassouvi, ne demandaient, après tout, qu'à servir... Pomper les illusions dans la tête de la jeunesse, c'est exactement le contraire, vous l'avez noté, de la vraie sagesse, qui se quête dans le bol à aumône du moine renonçant, kapala, une calotte crânienne.

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3. Un clic est un clic

Mais tout cela, fort heureusement, n’est qu’un délire gérontomaniaque quand Bof! découvre le pot-aux-roses. Le chlore qui parfume si agréablement l’eau de la ville n’est pas encore assaisonné de cette potion invisible qui devait lobotomiser la population. Mais comment notre ami Bof! petit préposé aux bobos téléphoniques allait-il trouver la parade à ce plan diabolique ? Tous les policiers vous diront que, pour démanteler un réseau, il ne faut pas se découvrir prématurément. Voir venir et permettre ainsi à tous les sous-marins de montrer au moins le bout de leur périscope. Car derrière la vitrine légale, c’est bien connu, il y a toujours un grouillement de clandestins. Et voilà bien le destin inattendu du clic dans l’histoire ! Ce vestige archéo-linguistique, gène presque endormi de la grammaire universelle, allait opportunément reprendre du service et sauver le monde de la destruction. Car le clic qu’on produit en faisant claquer la langue contre le palais, consonne ou clic de défi ou de crânerie, a son répondant, bien sûr, en informatique. C’est le clic de la souris. C’est l’opérateur. Le plan de Bof! consistait d’abord à neutraliser le virus mis au point par les papys. Les virus utilisent le courrier électronique comme principal cheval de Troie, on le sait. Bof! choisit une nuit sans lune et s’introduisit dans les bureaux de l’association des Boustros. En tant que préposé aux urgences téléphoniques, il avait tous les codes et les passe-partouts nécessaires. Fouillant dans les mémoires des ordinateurs, il découvrit un message intitulé : I love boustrophedon qui contenait, en effet, les commandes destructrices. Le message était là, en attente des élections municipales qui devaient permettre aux Boustros de prendre le pouvoir. Bof! avait prévu de bourrer de codes-clics, en jaja-code, le code mortifère. La machine qui devait être piratée exécuterait alors automatiquement les clics protecteurs, ce qui empêcherait le virus de se propager dans le système. Bof! était le grain de sable dans le plan diabolique des Panthères grises : la pièce mobile, le cliquet qui, butant contre la roue dentée de la vie, empêche celle-ci de faire marche arrière. Bloquer par des clics le tourne-à-gauche du boustrophédon rendait impossible l’inversion du sens de l’écriture, empêchait de remonter le temps et préservait le monde de la résorption fatale dans le néant originel...

Alors que Bof! était en train de farfouiller dans les disques durs, à la recherche d’un éventuel autre virus, un bruit dans la serrure de la porte le fit se réfugier précipitamment dans la penderie du bureau, là où les papys rangeaient leurs manteaux et leurs parapluies. C’était Crépinette ! L’ex-demoiselle Crépinette devenue sur le tard l’intime du professeur Durasec. Que venait-elle chercher, en pleine nuit, dans cet antre de la désinformation et de l’intox ? Mystère ! Bof! retint son souffle. Elle s’installa devant un ordinateur. La porte entrebaillée de la penderie permettait à Bof! de l’observer. Elle avait mis en œuvre toutes les ressources de la fonction “rechercher” et, elle aussi, visiblement, était en quête d’un secret bien gardé. N’était-elle donc pas du complot, elle, la confidente du vieux savant ? Quand elle fut partie, Bof! chercha à comprendre ce qu’elle avait bien pu manigancer. Et ce qu’il découvrit était plutôt étonnant. Crépinette qui, en effet, n’était qu’à demi dans la confidence, savait bien que la population de la ville allait être inondée d’un spam électronique, du nom de J’aime le boustrophédon, sans savoir les conséquences de tout cela. Figurez-vous que, pour faire une surprise au professeur Durasec, elle avait décidé de débaptiser le courriel en cause pour l’appeler Mi aime a ou. Elle ignorait évidemment qu’un virus d’un nom identique, I love you, avait déjà été diffusé sur le Web par la voie du courrier électronique et des goupes de discussion. Et, si elle avait choisi de la déclarer en créole à son béguin de Duracuire, sa flamme de Crépinette, c’est tout simplement parce que ce sont là des déclarations pas facile à faire, les “Je vous aime” et compagnie, Bof! en savait quelque chose, et que, finalement, on ne les fait jamais mieux que dans sa langue maternelle. Et voilà donc le virus des Boustros hautement repérable avant même d’avoir été lâché dans la nature, maintenant honoré de cet accroche-cœur tropical !...

Il doit quand même bien y avoir, quelque part, un grand horloger, avec ou sans barbe, qui agence tout cela. En effet, la parade au rétrovirus des papys sur le retour, que Bof! avait conçue et mise en œuvre, se trouvait miraculeusement confortée, doublée, anticipée par l’effet de la dévotion amoureuse de Crépinette envers son rétropapy. Même si Bof! n’avait pas été là, le monde aurait été sauvé de la destruction... Remarquez que ce qui devait mettre en sécurité les mémoires des ordinateurs, cette bibliothèque d’Alexandrie du savoir numérisé, contre les intégristes du boustrophédon (qui argumentaient : ou bien le contenu des mémoires d’ordinateurs est contraire au boustrophédon et il faut le détruire parce qu’il est nuisible ; ou bien le contenu des mémoires d’ordinateurs est conforme au boustrophédon et il faut aussi le détruire parce qu’il est inutile...), l’interféron rédempteur, c’était l’Amour – un peu ranci sans doute, mais l’amour quand même. Ne pensez-vous pas qu'il y a là un avertissement, un message ? Cette intensification de la tension vitale, sublimation et de l’échange et des monades, qui mobilise tout ce que avons de ressource, qui rachète le monde – à tout le moins qui lui permet de survivre –, ce résumé de notre âme et de notre corps, cet accomplissement se révélait tel qu’en lui-même : rédempteur des fils et des filles d’Adam...

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Crépinette, en effet, ne pouvait être de mèche avec les Boustros. Elle soutenait par exemple que le linéaire A, cette écriture minoenne à ce jour indéchiffrée, transcrivait une langue à tons et qu’elle était sans mesure avec le linéaire B, lisible, lui, qui pourtant emprunte un certain nombre de signes au linéaire A. Pour elle, le célèbre disque de Phaistos avait été gravé par une population que les Minoens avaient supplantés après avoir assimilé leur culture et leur mode de gouvernement. Emportée par sa passion pour les proto-grecs, elle prétendait aussi – ce qui était évidemment sans rapport avec le sujet – que le régime crétois dont les diététiciens nous rebattent les oreilles : tomates, fromage, huile d’escargot, etc. était de leur invention. Elle ignorait... que la tomate avait été rapportée d’Amérique par Christophe Colomb. Bon tout cela pour dire que malgré l’amour qu’elle portait à Durasec, elle n’était pas toujours d’accord avec lui. C’est le problème des disciples, il faut qu’ils se démarquent. Le disciple est en réalité le fossoyeur du maître. Voyez Bachelard et Brunschwig à la Sorbonne. Vous avez compris que Crépinette était sans le savoir foncièrement irréductible à l’idéologie du boustrophédon. Elle voyait Durasec avec les yeux de Chimène, sans se rendre compte qu’elle ne pouvait partager ses idées. C’est probablement pour cette raison qu’elle n’était pas dans le secret du complot. Les vieux machos, qui ne juraient que tendrons malgré leur régulière, voyaient la romance de Crépinette avec Durasec d’un assez mauvais œil. Contre nature pour tout dire. Qu’est-ce qu’une piquée de tons pouvait partager avec des intégristes de la lettre ? Deux philosophies ennemies assurément.

Crépinette et Bof!, eux, savaient intimement que l’amour et le chant ne font qu’un. Que l’émotion qui met les monades en communication se transmet par la voix. Qu’au début était la voix. Que la voix n’était que chant. Qu’on ne parlait pas les émotions : on les chantait. La voix est une onde qui vous traverse et qui se propage au plus profond de l’être. Elle vous enveloppe comme un linceul et vous remue jusqu’aux entrailles. C’est la soupe primitive dont est née la vie. Probablement les molécules étaient-elle sensibles à l’onde sonore et il a suffi d’un son pour entrer la clef dans la serrure. Je suis la caisse de résonnance de ce souffle qui joue de mes os comme de la flûte en fémur humain dont les Tibétains consolent leurs morts et je renais comme au premier jour sous ce massage primal. Dans le liquide intérieur, nous décryptions ainsi, à travers le filtre maternel, le message du monde. Que la voix imprime les flexions de la vie et les signifiants fondamentaux, on le constate au fait que toutes les langues utilisent la même prosodie pour signifier les messages premiers, notamment ceux qui s’adressent aux nourrissons : un ton montant et descendant pour approuver, une série d'éclats pour interdire, un ton montant pour guider l'attention, des murmures doux et liés pour consoler... Tout le monde connaît ces dessins animés, qu’il n’est nul besoin de doubler ou de sous-titrer, où les personnages s’expriment en charabiais, cette prosodie universelle que chacun comprend. La voix est le premier médium dans lequel nous apprenons les émotions. Les nourrissons que Crépinette n’avait pas eu sont plus réceptifs à la voix qu’à la face, ils répondent aux intonations vocales négatives et positives (alors qu’ils ne répondent pas, ou peu, aux expressions faciales homologues).

Et les mots dans tout cela ? Eh bien les mots furent d’abord au service du sentiment. Bof! avait remarqué que les cantatrices chantaient sans accent les paroles des mélodies écrites dans des langues qu’elles parlaient pourtant avec l’accent de leur langue maternelle. Si on peut bien écrire les mots sur une portée et les chanter, en tant que sens, ils ne font pas partie du flux musical, ils utilisent en effet d’autres ressources. Comme si ce n’était pas les mêmes circuits qui étaient impliqués dans la production des syllabes et dans la production des notes... (Les pros de l'onde N 400 en savent quelque chose). C’est la différence entre la prose et le chant. Quand il se passe quelque chose de trivial, cela se dit et cela peut s’écrire ; mais quand il est question de sentiment, cela se chante. Lorsque le ténor chante (ce qui bien fait rire, à juste titre, les inamateurs d’opéra) “Ferr-rmez cette porr-rte !... le chant n’a pas lieu d’être. Mais quand s’allume la flamme de l’amour, de la jalousie, de la colère, quand la douleur ou la nostalgie se vrillent dans la chair du héros, cela est au-delà des mots et ne peut être exprimé que dans la musique et par le chant. C’est l’extroversion, l’extravasation du sentiment. La prosodie de la parole vive est le toucher, le tact, la main du sentiment. Comme le regard touche à distance, le chant de la voix enveloppe l’objet aimé et le met en phase avec l'émotion de celui qui parle. Il produit cette émollience qui supprime les distances et fait tomber les cuirasses. En ouvrant les pores de l’âme, il fait battre en une même phrase et vibrer en un même rythme les milliards de cellules de notre corps. Il fait tomber les murs des forteresses vides que nous sommes...

Vous vous demandez pourquoi il ne lui vint pas à l’idée, à notre ami Bof!, de prévenir les zotorités. Déformation professionnelle, sans doute : il avait l’habitude d’opérer en direct. Avec son trousseau de clés. Mais c’est d’abord parce que lui, le rapetasseur de phonèmes, n’avait qu’une confiance très limitée dans l’administration. L’administratif a la tête carrée. Pas un poil qui dépasse. On le reconnaît du premier coup d’œil. Il est lisse comme un œuf et ne dit jamais un mot plus haut que l’autre. C’est l’ennemi naturel de la prosodie. Robinet d’eau tiède. Ces gars-là, finalement, étaient bien capables de se trouver des intérêts communs avec les Boustros. Non pas précisément, sans doute, pour ces histoires de troisième âge, mais parce que, question lavage de cerveau, eux aussi, c’étaient des pros. Et puis la textocratie, c’était leur truc. De droite à gauche, de gauche à droite, en large en long ou en travers. Du papier, en feuille, en bobine, en rame ou en salade. Article 3 quinquiès, s’il vous plaît ! La forme ! Zénarques et Formulaires se partageaient le pouvoir sur le commun des parlants et Bof! n’avait pas la moindre confiance en ces sinistres papelards. C’est l’infirmité de l’écriture qui faisait leur force et leur commerce. Vous connaissez la condamnation sans appel que Socrate, ce bateleur d’agora, prononce à l’encontre de l’écrit : “C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient... Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut, à qui il ne faut pas parler. S’il se voit méprisé ou injurié injustement il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même.” Le clic de Bof!, suprême invention des hommes premiers était fidèle, lui, au sens même de la voix, qui meurt de sa belle mort quand elle n’a plus de raison d’être. Le soufflet de la forge sémantique ne fonctionne qu’en situation et la parole est naturellement biodégradable. Elle s’éteint quand la phrase est finie. Elle est échange.

Devant les preuves accablantes accumulées par Bof!, il fallut bien instruire le procès des Boustros. Ils furent symboliquement condamnés – puisqu’ils n’avaient créé aucun dommage réel – pour trouble à l’ordre public et atteinte à la sûreté de l’écrit ! Des broutilles en regard de ce qu’ils complotaient en réalité. Un TUC leur fut imposé qui consistait à recopier tous les annuaires téléphoniques du pays à la plume sergent-major en commençant par la fin et ils devaient se présenter toutes les semaines à la gendarmerie de leur quartier. L’adjudant-chef en personne leur administrait une ration de bromure et deux de prolactine. C'était supposé leur mettre du plomb dans la tête, de l’eau dans leur vin et du lait dans leurs mamelles. Oui, oui vous avez bien lu : gynécomastie et galactorrhée... Ils avaient beau se gaver de GABA (gamma-amino-butyrique) et s'empiffrer de PIF (prolactine-inihibiting factor) en douce, rien n'y faisait. Punis par où ils voulaient pécher. Ils l'avaient bien cherché! [c'est un clic et non un point d'exclamation : celui qu'on utilise pour dire : "Bien fait !", un clic d'honneur en quelque sorte]. Bof! reprit son travail de petit téléphoniste. On le décora pour la forme de la médaille de la ville et on le fit docteur honoris coco causa de l’université cocotier locale. Évidemment, les notables de la ville, même s’ils reconnaissaient que Bof! et ses clics avaient sauvé le monde, eux-mêmes n’étaient pas prêts à faire la claque pour ce petit préposé aux bobos téléphoniques, roulant à vélo quand ils avaient chauffeur et limousine. Et puis, au fond, ils n’étaient pas loin de penser que les Boustros, en dépit de leur intégrisme et de leur folklore délirant, n’étaient pas tout à fait dans l’erreur. Oui, disaient-ils, comment voulez-vous que nous tenions nos comptes avec des clics ? Il faudrait revoir nos tables logarithmiques et tous nos calculs d’intérêts composés ! Ce n'est pas un hasard, argumentaient ceux qui se piquaient d’histoire, si les Romains n’ont rien apporté aux mathématiques (et n’eurent qu’un seul véritable mathématicien, le sénateur Boèce). Faites une règle de trois avec des chiffres romains, vous m’en direz des nouvelles ! Le génie des chiffres inventés par les Indiens, à l’inverse des clics, renchérissaient-ils, c’est la position et non la quiddité qui fait la valeur. Le “1” peut être plus grand que le “X”. Un nain assis sur la plus haute marche est plus grand qu’un géant debout sur la plus basse...

Mais les amis des clics, eux, ne se souciaient guère du calcul des annuités ni de leurs points retraite. Ils avaient fait venir le héros du film Les dieux sont tombés sur la tête et s’entraînaient tous les samedis soirs, sur des rythmes endiablés, à mettre des clics dans la vie. Bof! avait décidé de ne pas en rester là. Il créa une association, aussi publique et loyale que celle des Boustros était secrète et trompeuse, qui avait pour but de réhabiliter le clic. De même qu’il y a des associations de thérapie par le rire, les “Zamis des clics” se réunissaient deux fois par semaine pour cliquer ensemble et mettre au point la nouvelle phonétique qui devait permettre d’accueillir de nouveau les clics dans la langue... Le remède aux mots d’aujourd’hui ? Mettre des clics dans la vie. Ajouter à la gymnastique matinale, après le gant de crin, des gammes de clics. Au lieu de souffler bêtement sur le monde et sur les gens, de ramener sa fraise à tout propos, on s’imprègne de la réalité des choses. Il ne s’agit pas seulement d’ajouter des consonnes à la langue, déjà chargée, des consonnes qui découpent le flux sonore. Mais, enfin, de prendre le monde comme il est au lieu de le tourner sans répit à nos guises. De le laisser souffler un peu...

je fais du son pour avoir du sens

4. Un clic est un clic

Vous avez deviné, bien sûr, que Bof! et Jaja étaient les descendants en ligne directe d’Adam et Ève avant que le fruit de l’arbre défendu, la parole signe, ne les chasse du Paradis, vestiges anthropologiques perdus dans les sables de la modernité, en quelque sorte. Et qu’ils cultivaient, sans trop le savoir, la nostalgie de ce monde premier. Vous connaissez l’histoire. Un jour le Serpent dit à Ève : “Sais-tu, Ève, que ta voix pourrait faire bien autre chose qu’appeler Adam quand tu as besoin de lui ? Tu ne sais signifier qu’en composant les sons en lignes musicales. Mais tu pourrais dire bien plus que ton gosier ne peut produire de sons et ton imagination de mélodies (d’ailleurs, reconnais que tu n’as pas inventé grand-chose...). Au lieu des modulations, legato, staccato, trémolos..., au lieu des chants qui transportent tes états d’âmes et tes intentions, vous pourriez, toi et ce grand niais d’Adam, vous rendre maîtres et possesseurs de la nature. Mais il faut pour cela que tu renonces à vivre dans l’instant. Sous l’empire du sentiment. Si vous preniez de la distance, vous les homo, avec vos humeurs et les saisons qui vous gonflent la poitrine et vous moissonnent d’enfants, si vous vous établissiez sur ce promontoire d'où l'on observe tous les animaux de la création, les stupides processions de gnoux suivant cycle pluvial et les prédateurs qui emboîtent le pas à ce garde-manger dans ses pérégrinations, les improbables troupeaux de buffles et d’antilopes qui se croisent ou cheminent sans se voir, les armées de volatiles mangeurs de crevettes ou de mouches... vous seriez en mesure de forger cet outil qui permet de se représenter ce qui n’est pas là comme si on y était et de doubler le Créateur Soi-même. – Non, je n’y étais pas. Mais la description qui m’en est faite, c’est comme si j’y étais. Donc de représenter ce qui n’est pas. Tu vois, Ève, tu viens de comprendre comment peut naître un bobard... Voilà par où ton espèce peut décrocher. Puisqu’il n’est plus besoin de la présence physique, du message chimique ou gestuel pour déclencher la conduite appropriée. C’est la seule issue, Ève. Ou bien tu t’engages sur la voie royale de la parole, de la signification et de l’invention, tu crées du nouveau sous le soleil, ou bien tu végètes jusqu’à la fin des temps, toi et tes descendants, dans cet état de répétition stérile qui te fait commun à tout ce qui bouge”... Ève tendit la pomme et Adam la croqua (Ève tendit la langue et Adam la goûta – voilà pourquoi, soit dit en passant, on peut trouver l'inspiration dans la bouche des filles). Des sons qui ne veulent rien dire, associés pour faire des mots, des phonèmes, des morphèmes, des léxèmes et – excusez du peu – des phrases jaillirent du jardin d’Eden et en chassèrent les jardiniers. Des flexions pour signifier le sujet, le temps, les modalités... Tout cela, qui recrée un monde hors du monde, c'est le point fixe que cherchait Archimède pour soulever le globe ! Voilà notre humaine condition, nous qui “bricolons dans l’incurable”. Animaux dénaturés, dieux sans divinité. Froide argile. Feu divin. Conscience.

Bof! (qui, je l’ai dit au début de cette histoire, partageait la conception de la parole des poètes) était persuadé que les premiers mots parlés étaient nés quand les hommes s'étaient avisés que la voix pouvait être utilisée non pas seulement pour exprimer des sentiments, mais pour désigner les objets, planifier une tâche collective, décrire des actions matérielles. Pour cela, il fallait des consonnes. Dans toutes les langues, la syllabe s’analyse en consonnes et voyelles (une opposition entre flux vocal contracté, les consonnes, et flux vocal ouvert, les voyelles), il était convaincu, parce qu’elles étaient plus proches de l’origine, que les premières consonnes, ce furent les clics – qui découpèrent le flux vocal en mots. La plupart des consonnes, d’ailleurs, pouvant être cliquées, sauf bien sûr les sifflantes : on ne peut souffler et aspirer à la fois – bien que Bof! ne sache siffler, lui, qu’en aspirant –, les différents clics, labial, dental, palatal faisaient partie, selon lui, de la bande des consonnes des langues premières – comme en gardent trace les langues d’Afrique du sud.

Que seraient les premiers hommes, en effet, dans le monde d’aujourd’hui ? Probablement seraient-ils bien étonnés par tous les artefacts que nous utilisons – admiratifs, j’en suis moins sûr. Mais ce qui les stupéfierait, sans aucun doute, c’est notre infirmité communicationnelle doublée de la capacité que nous avons à mentir, à maquiller, à truquer, et que cette infirmité soit démultipliée par nos invraisemblables moyens de communication – qui nous mettent en phase avec toute la planète, alors que nous sommes incapables de comprendre ce qui se dit à portée de voix. Qu’Hermès, en somme, notre dieu de la communication, soit aussi le patron des menteurs et des voleurs... Au fond, les Bof! et les Jaja, et autres poètes au petit pied, artistes de la parole vive, témoins archéologiques de l’émotion première et de son vecteur privilégié, la prosodie, nous rappellent que la pâte humaine est par nature malléable et perméable à la présence. Qu’on a beau se croire et se dire indépendant, distant, maître de ses sentiments et propriétaire de ses organes (“Notre corps est notre jardin et notre esprit le jardinier”), il y a, au cœur de ce que nous sommes, un abîme dont n’avons pas la clé. L’habitude, les usages, les précautions, les facilités, la domestication... nous persuadent sans doute qu’il n’en est rien, mais nous savons qu’aucune plénitude ne peut le combler sans appel, sans rechute, sans dépression. Aussi endurcis, prévenus, vaccinés soyons-nous contre les affres et les illusions, l’absence nous rentre dans les os comme dans du fromage de soja, et nous voilà soudain, sans crier gare, trempés comme la soupe de pain. S’il n’en allait pas ainsi, tout irait à hue et à dia et le monde ne serait qu’un vaste chaos, un tohu-bohu dit la Bible... L’émotion, qui subvertit les limites individuelles, est la colle qui tient tout cela.

Le jardin d’Eden, contrairement aux images d’Épinal qui montrent souvent des rêveries néolithiques, était sans doute généreux mais vaste. Adam et Ève étaient des collecteurs qui pérégrinaient dans le Paradis au gré des éclosions. La cueillette suivait les saisons et les micro-climats. Ils ne savaient pas qu’ils étaient nus, sans doute, mais – le Paradis, ça n’est pas tous les jours le Pérou – ils savaient qu’ils pouvaient avoir le ventre vide. Le temps s'écoulait dans l'abondance, mais allait aussi de réplétions en déplétions et de déplétions en réplétions. Ce qu’écrit, aujourd’hui, un poète haïtien qui célèbre l’aimée par ces mots : “Ta fesse est un boumba chargé de victuailles...” vous dira, mieux que je ne saurais le dire, la beauté adaptative de l’Ève primordiale. Mademoiselle Jaja, la jeune beauté callipyge qui occupait le cœur de Bof!, avait quelque chose de ce quelque chose – et davantage encore, qui ne peut s'écrire qu'en latin...
Rassurez-vous ! mon histoire ne se termine pas comme toutes celles que vous lisez, dont on ne sait jamais trop comment elles commencent mais dont on sait toujours comment elles se terminent, et je vous épargnerai le coup du clic-clac auquel vous vous attendez certainement. Je donnerai le clap ! final sur une autre chute pour cette histoire de Chute. Bof! et Mademoiselle Jaja... – Bon ! désolé, pour l'instant, je n'ai rien trouvé d'autre. Je me mets en ligne dès que j'ai une idée. Je me demande, toutefois, s'il existe quelque chose d'autre...



Votre papa qui vous aime pour toujours